Le cinéma naît à la fin d’un siècle, le 19ème, dont l’imaginaire et les fantasmagories auront singulièrement illuminé la question des rapports entre l’intérieur et l’extérieur. Personne mieux que Walter Benjamin n’a décrit l’enchâssement des espaces que Paris se plaît alors à multiplier : des intérieurs Louis-Philippe aux boulevards haussmanniens, des passages – où l’on est « à l’intérieur à l’extérieur » – à l’appartement bourgeois « étui pour l’homme » qui y est logé comme dans une « boîte à compas […] avec toutes ses pièces enfoncées dans de profondes cavités de velours », des vitrines opulentes aux salons où joujoux et bijoux trouvent imparablement leur place dans une foule de boîtiers et coffrets 1BENJAMIN Walter, Paris, Capitale du XIXème siècle, « L’intérieur, la trace », Paris, Ed. du Cerf, 2006, p. 239.. Le cinéma, qui reprenait déjà le rapport dialectique de la lumière à l’obscurité de la camera obscura et de la lanterne magique, est lui aussi une émanation de la culture bourgeoise, tout à la fois scientifique et de salon. Des boîtes d’optique et des déclinaisons en dispositifs divers et variés du cinéma, du cinématographe à la Sortie des usines Lumière, tout n’est qu’emboîtements, escamotages, passages et dévoilements. La science n’échappe pas à cette obsession contemporaine de déplier les échelles, de sertir la matière, les temps et les espaces les uns dans les autres. En témoignent les travaux de Pasteur, et ceux de la physique moderne qui aboutiront aux théories de Planck et d’Einstein, et dont le monde merveilleux de Lewis Carroll est déjà, aussi, une déclinaison malicieuse. Quant au corps, Benjamin fait lui-même l’analogie entre l’anatomie humaine et le topos de la ville, son réseau capillaire, ses artères reliant centre et périphérie, espace urbain que nul médium ne donne à voir mieux que le cinéma, parent qu’il est de l’art chirurgical « pénétrant profondément les tissus de la réalité donnée » 2BENJAMIN Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1936], Écrits français, Paris. Ed. Gallimard, 1991, p. 161.. Du sphygmographe de Marey à ses études sur la locomotion animale, de la chronophotographie au cardiographe, du stéthoscope aux rayons X, jamais l’examen scrupuleux du corps et le fantasme de son exploration intérieure de son vivant n’avaient suscité tant d’inventivité. Tout s’observe, se mesure, et notamment par le truchement de la caméra. Le cinéma, participant de son époque et prenant pleinement sa place dans cette histoire des formes et des imaginaires, apparaissait naturellement comme le lieu idéal d’un questionnement intérieur/extérieur.
À l’intérieur d’un film prétendument en train de se faire et coincé entre quatre murs, un groupe de jazzmen et de marginaux attendent dans The Connection l’arrivée de Cowboy, le messie, prince noir des neiges artificielles. À l’extérieur : New York. Le chef-d’œuvre underground de Shirley Clarke, s’il permet comme tout huis-clos de mettre sous tension les personnages, est surtout une intrusion voyeuriste exposant sous sa lumière crue l’une des faces cachées de la société américaine des années 1960 : le milieu fermé des junkies.
Dans la tradition vedutiste, l’artiste met en scène une vue extérieure. Elle est ici généralement étudiée méthodiquement depuis l’embrasure d’une fenêtre et d’un espace clos, et se voit redoublée par son inscription dans la chambre obscure. La veduta – « ce qui se voit », « comment on le voit » – s’abstient ici des principes perspectivistes et propose des compositions, déconstructions, recompositions picturales mouvementées ou discursives. S’il est encore question d’ouverture dans L’Ange exterminateur, c’est de manière paradoxale. Une paroi de verre semble obstruer les portes béantes du salon dans lequel se tiennent les invités de Buñuel, empêchant ceux-ci d’en sortir et la foule se massant progressivement à l’extérieur de communiquer avec eux. Outre qu’elle isole les personnages, cette démarcation énigmatique redouble le principe du « quatrième mur » et prend la forme d’un diorama dans lequel s’abîme une bourgeoisie livrée au scalpel bunuelien. Cette même vitre, bien réelle cette fois, est à l’inverse, dans Playtime, et dans une séquence non montée de City Lights, une échappée et une continuité, qui abolit les frontières entre espaces privés et publiques. Frontières qu’il s’agit au contraire de renforcer dans le film de George A. Romero, où la maison devient un bunker, dernier refuge illusoire dans un monde où l’extérieur incarne l’horreur absolue, la demeure assiégée s’avérant être un « tombeau vivant ».
À l’échelle plus large de la société, d’autres frontières structurent le rapport du dedans au dehors et à l’autre. Celles du territoire et de l’identité nationale dans Mémoires du sous-développement, où Sergio, le protagoniste principal du film, refuse de sortir de Cuba en pleine révolution, se positionnant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du régime, à l’image de son créateur, Tomás Gutiérrez Alea. Celles de la famille, du foyer, dans l’excellent et impitoyable Canine de Yórgos Lánthimos. Celles aussi des « espaces autres » ou « contre-espaces » hétérotopiques décrits par Michel Foucault 3FOUCAULT, Michel, Le corps utopique, les hétérotopies, Paris, Ed. Lignes, 2009., lesquels se distinguent par des codes instruisant des modalités exceptionnelles d’existence et d’usages : entre autres – le musée, la bibliothèque, le cimetière, etc. –, le monde carcéral, ici sublimé par le Chant d’amour de Jean Genet. Selon le philosophe, au-delà de l’espace hétérotopique dont le caractère d’exception n’est jamais qu’un effet de marge, réside celui utopique, « lieu sans lieu », qui double dans l’imaginaire l’espace réel, et qu’incarne au mieux le reflet du miroir. C’est le franchissement dont fait l’expérience Orphée, parcourant ce prolongement irréel du monde, son envers mythique, mais plus encore Alice, dont le devenir et les vagabondages dans les virtualités utopiques sont d’une liberté sans égale, dans des temps et des espaces sans limites, autrement redéployés par Maya Deren dans At Land.
L’utopie comme un remède à la scandaleuse réalité du corps… qui doit bien commencer par « naître ». Expérience originelle du passage intérieur/extérieur, filiation et rupture, la naissance est poétiquement mise en images chez Artavazd Péléchian et Stan Brakhage. Elle est aussi envisagée ou plutôt « déroutée » quand le voyageur devient clandestin : Alien, le huitième passager. Peu de films comme Johnny s’en va-t-en guerre nous rappellent combien nous appartenons à notre corps bien plus qu’il ne nous appartient. Si difficile depuis ce corps impuissant, cet espace du dedans étriqué et douloureux, la réaction utopique, l’échappatoire du souvenir, du désir et du fantasme, mais surtout l’évasion de l’âme de son enveloppe charnelle permet la rédemption dans La Charrette fantôme. Les images somptueuses n’y sont par ailleurs pas sans rappeler d’autres fantasmagories, nécromanciennes et de la fin du 18ème siècle. Alors que la solution apparaissait jusqu’ici « hors de soi », c’est ensuite à un Voyage fantastique dans les tissus du professeur Jan Benes que nous sommes conviés, renvoyant aux appareillages explorateurs irréels du 19ème siècle.
À l’intérieur et à l’extérieur des images, ainsi circule dans une série mystérieuse l’enquêteur de L’Hypothèse du tableau volé ; tout comme Jean-Luc Godard, convoquant et interrogeant dans un scénario vidéographique postérieur au film Passion, des scènes de ce dernier et quelques « maîtres anciens ». Dans un univers tout autrement électronique, le héros de Tron est quant à lui projeté au cœur du système informatique de son propre jeu vidéo, dont il doit sortir indemne. Enfin, la séance consacrée au hors-champ explore la relation et la dépendance du plan à sa périphérie « aménage[ant] à la fois séparation et liaison […], différenciation et transition, interruption et continuité, frontière et passage » 4Von MEISS Pierre, De la forme au lieu, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1986, p. 160..
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