Claudine Eizykman publie La jouissance-cinéma en 1976. Elle y formule le concept de cinéma « NRI » (Narratif-Représentatif-Industriel), pour désigner le cinéma traditionnel et sa production uniformisée, issue du système standardisé des sociétés de production. Au-delà du dispositif industriel qui n’a d’autres fins que de faire commerce du spectacle cinématographique, elle montre combien l’essentiel du cinéma fait l’objet d’un nivellement généralisé des contenus, s’imposant à lui-même nombre de conventions propres à éliminer toute aspérité socialement subversive. Bien plus profondément, le fait représentatif, et son pendant souvent narratif, participent de manière fondamentale de cette organisation codée. Il semble d’une absolue nécessité de maintenir l’illusion du naturalisme, et en deçà de la continuité des récits, des temporalités et des espaces, de maintenir l’illusion de la continuité du mouvement des images sur la discontinuité fondamentale de ses constituants. L’usage de la technique témoigne, au-delà d’un savoir faire, d’une pré-conception du monde, et par là du cinéma. Ainsi un ordre de la représentation, idéologique, prévaut à toute investigation de l’image, empêchant ou limitant son authentique exploration. Des habitus ou des règles, voire des normes techniques à l’origine de la conception des matériels ou directement implémentés en eux, régissent, sans même que nous nous interrogions désormais, les conditions d’un mouvement de caméra, d’optique, du placement d’un cadre ou d’une mise en scène. Là où il y a normalisation des contenus, il y a également normalisation des formes.
Implacable parce que latente, cette conformation systémique, ne peut heureusement contraindre et contenir l’ensemble des forces vitales à l’œuvre dans la société. Même s’ils sont minoritaires, partout, des cinéastes, des œuvres, au sein même du système ou en marge de lui, sortent du cadre, laissant échapper de manière intentionnelle ou non, ostentatoire ou plus souterraine,« des flux, des intensités pulsionnelles », qui viennent « excéder les seuils d’acceptabilité du cinéma standard»1Claudine Eizykman, La jouissance-cinéma, éd.10/18, Paris, 1976, p.81., et qu’il s’agit de comprendre et de mesurer. Aussi la théorie originale du cinéma développée par Claudine Eizykman est « énergétique » et hérite, dans la foulée de Jean-François Lyotard, des analyses de Marx et de Freud. Le cinéma est lui aussi au carrefour de circulations de forces, sociales et économiques, décrites à l’heure où s’impose le Capitalisme, et des échanges libidinaux qui voient notamment les énergies psychiques se transformer, ou pas, en énergies causales.
Les films rassemblés ici sont des films « turbulents», comme les qualifiait Claudine Eizykman, dans le sens où ils font état de turbulences internes, de puissances qui se dérobent aux contraintes normatives.
Les deux premiers d’entre eux sont issus du corpus étudié inlassablement dans La jouissance-cinéma. Ils exposent chacun différemment leurs personnages à un phénomène de surpression qui les conduit inexorablement hors d’eux. Dans Les Damnés, le chef-d’œuvre décadent de Visconti, l’effroi et la folie du nazisme s’étend. La Nuit des longs couteaux se confond avec celle de l’Histoire et le destin des Von Essenbeck. Dans Dura Lex, Koulechov expose les protagonistes, isolés, à leurs propres intempérances, qui se matérialisent dans un déchainement climatique sans fin. Ainsi le débordement du fleuve exacerbe-t-il celui des sentiments, rognant toujours davantage l’espace vital, transformant le film en un huis-dos où le trop-plein des intensités pulsionnelles vient et va avec le tumulte des eaux.
Observatrice attentive d’Hollywood, elle s’est aussi intéressée au phénomène de la « star », qu’incarnent parmi d’autres Marylin Monroe, Liz Taylor, Ava Gardner ou Rita Hayworth, que l’on retrouve ici dans le célèbre Gilda de Charles Vidor. Ces figures parfaites et érotisées ont leurs répliques subverties et subversives dans le miroir salvateur et parfois monstrueux d’Hollywood: le cinéma underground, et dans ses « hyperstars »2Cf. Claudine Eizykman,-« Tension, Soleils, Flexion», Melba, n°3, avril-mai 1977, pp. 2-3..
L’énergétique c’est aussi par exemple « l’absence totale de finalité des films de karaté dans lesquels seuls comptent les combats en tant qu’accomplissements de figures physiques qui valent aussi comme figures libidinales »3La jouissance-cinéma, op.cit., p.17.. Il en va de même des courses à corps perdus dans Mad Max, où la dépense, physique et psychique, n’a d’autres finalités qu’elle même.
« C’est par la transformation du discontinu en continu que la NRI se constitue et se perpétue. À l’inverse, le cinéma indépendant (et expérimental) investit le dispositif du mouvement en tant que discontinuité, séries variables discontinues, pulsions partielles »4Ibidem, p.19. Ainsi au réglage dominant s’oppose un « désordre», au sens d’un ordre nouveau. Et c’est ici, dans cette infinie variabilité des discontinuités que se jouent pour Claudine Eizykman, les potentialités les plus expressives du cinéma, dont elle voit l’expérience originaire dans les expérimentations de Hans Richter et l’avant-garde des années 1920, et à laquelle elle tente de donner un nouvel élan dans les années 1970. Le jeu des discontinuités c’est encore celles du récit, comme le montre le grand film de Resnais, L ‘Année dernière à Marienbad, ou celles visibles dans les enchâssements et surimpressions de techniques, notamment d’animation, du Méliès moderne qu’est Karel Zeman.
Les ruptures avec les récits canoniques sont aussi des discontinuités à l’échelle de !’Histoire du cinéma. Le vent contestataire d’après guerre atteint son apogée dans les années 1960-1970, et investit prioritairement des sujets jusqu’ici écartés, parce que tabous ou indignes d’intérêt; à quoi s’ajoutent simultanément une rénovation des récits et de leurs mises en scène. Portées par les mouvements de la jeunesse, et le désir qu’enfin vienne autre chose, les différentes « Nouvelle vague » sont venues partout bouleverser des situations sclérosées. C’est, en République Tchèque, le cas parmi d’autres du mémorable et revigorant film de Vera Chytilova, Les Petites marguerites. Bien que pris dans aucune mouvance collective, Djibril Diop Mambety réussit le tour de force de réaliser Touki-Bouki, météorite sublime, époustouflante ode à la liberté. C’est aussi donc, l’avènement aux ÉtatsUnis de l’underground et la floraison débridée de toute une contre-culture, dont relèvent les fameux Scorpio Rising de Kenneth Anger et Pink Flamingos de John Waters. L’excès, hors les bords.
Plus tôt dans le siècle, une autre jeunesse ivre d’absolu et de révolution avait déjà fait de la subversion une modalité d’expression, de l’outrance un principe de jouissance. Alors que Luis Bunuel participait à l’aventure surréaliste à Paris, José Val del Omar allait devenir un pionnier du cinéma d’avant-garde en Espagne, sous le Franquisme. Loin de cette agitation, il réalise avec Fuego en Castilla une œuvre quasi-mystique.
Le cinéma de Lisandro Alonso repose au contraire sur un régime d’intensités inférieur aux normes. Mais parce qu’on ne peut soustraire au monde sa densité, il n’est pas un cinéma de la soustraction. Le trop-plein de silence, de vacuité apparente, demeure un excès. Si les événements s’y font plus rares qu’ailleurs, ils y résonnent de manière assourdissante, avec une « plus-value » fascinante.
Bien sûr,« l’énergétique est présente dans des investissements sociaux comme la sexualité »5Ibid, p.18.. La Saveur de la pastèque et D’Amore si vive traitent la question sur des modes incomparables. L’un dans un patchwork de film métaphysique, de comédie musicale kitsch et de pornographie. L’autre dans un simple entretien face caméra, où se mettent à nu avec une troublante et parfois douloureuse sincérité les protagonistes.
Enfin, autre grande figure du cinéma expérimental, Jonas Mekas disparaissait également en 2018. Claudine Eizykman avait largement contribué à le faire connaître en France. Un vibrant hommage lui est rendu avec la projection de Walden, une des toutes premières occurrences du journal-filmé.
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