Le multiple. Ou plus exactement l’un et le multiple, tel que leur articulation est posée dans l’histoire de la philosophie dès la Grèce antique par Parménide et Héraclite. Pour le premier, toute multiplicité se comprend dans la permanence de l’unité. Pour le second, le temps, affectant toute chose, rend impossible cette résolution : « comme un fleuve, qui semble toujours identique mais où l’eau n’est jamais la même, nous changeons ainsi que les choses ». L’affirmation du multiple est cependant en soi une manière de poser l’unité. Car s’il est vrai que tout est mouvement perpétuel, le changement s’apprécie à l’aune de ce qui demeure. Le multiple est toujours le multiple de quelque chose. Ainsi en est-il de la multiplication en mathématique qui assoit dans chacun de ses multiples la permanence de l’unité.
Il n’en va pas autrement au cinéma, et ce jusque dans son principe fondateur. Il n’y a de mouvement visible que parce que l’essentiel demeure d’une image à l’autre, qui permet non seulement la stabilité des formes et des figures mais, paradoxalement, également la perception du changement, du différentiel. Dès ses débuts industriels, soit comme nous l’apprend Benjamin à l’ère de la reproductibilité technique, le cinéma met fin – avec la photographie – au principe d’unicité et d’aura de l’œuvre d’art, ouvrant la voie du multiple dans toute discipline artistique. La simplicité de la production et de la reproduction mécanisées, ainsi que celle des interventions sur les objets qui en découlent, va dès lors autoriser la prolifération – pour de multiples raisons (commerciales, idéologiques, accidentelles, malveillantes…) – d’occurrences distinctes de l’original. Sur ce point, les vingt-deux versions du Napoléon d’Abel Gance ont peu d’équivalent.
La vie s’organise en mondes parallèles depuis des millénaires dans certaines sociétés tribales, et la notion d’univers multiples est quant à elle formulée en occident dès le 6° s av. JC par Anaximandre. Ils sont, comme les échelles ou les mondes multiples, également appelés en physique plurivers ou multivers où ils désignent la coexistence de plusieurs univers dissemblables aux connexions marginales. Ces notions sont associées à la grande question irrésolue de la physique moderne qui depuis la fin du XIXème et le début du XXème siècle, cherche à rapprocher la mécanique quantique de Planck (décrivant le comportement des particules atomiques et subatomiques) et la théorie de la relativité générale d’Einstein (analysant le comportement de la matière ainsi que le mécanisme de la gravité à l’échelle cosmique). Ces deux théories apparaissent absolument inconciliables, en ce qu’elles fonctionnent sur des règles a priori sans rapports, ou plutôt, dont les rapports sont encore inconnus, ou incompris. Leur unification reviendrait à découvrir le fonctionnement global de l’univers, à unifier le multiple…
Alice au pays des merveilles, formidable conte littéraire et mathématique, est en soi une fable canonique du plurivers, dont les inspirations éclectiques du mathématicien Lewis Caroll passaient aussi par l’actualité d’une physique qui n’allait plus tarder à devenir moderne. Le récit est une conjecture qui préfigure déjà l’imminence de Planck et surtout d’Einstein. Ainsi, la chute quasiment inertielle d’Alice dans un trou noir, si elle est fantastique est moins absurde qu’il n’y paraît. Ce véritable trou de ver, raccourci spatio-temporel comme le sont encore les différentes portes et serrures du récit, mène vers le monde blanc du lapin à qui le temps échappe désormais, et où s’emboîtent des espaces extravagants, disparates et d’échelles incompossibles.
La science-fiction américaine des années 1950 vient, avec la conquête spatiale, précisément cristalliser l’expression de ces incertitudes qui ont gagné notre monde physique, celles de la place de l’humanité dans ces échelles sans fin de l’univers où il est devenu probable qu’elle n’est plus seule. Richard Matheson – à qui l’on devait déjà Je suis une légende – est également l’auteur de L’Homme qui rétrécit, formidablement réalisé ici par Jack Arnold. Il inspire et écrit de nombreux scénarios pour la série The Twilight Zone du non moins célèbre Rod Serling, qui a pour sa part institué l’exploration télévisuelle de la « quatrième dimension ».
L’informatique a récemment fait apparaître comment les structures parentales des Aborigènes sont construites sur le modèle du cube ou de l’hypercube, suggérant la troisième, la quatrième et parfois la cinquième dimension1Cf. les travaux de l’anthropologue Barbara Glowczewski, par ailleurs cinéaste expérimentale et ancienne étudiante du département Cinéma de Paris 8.. Sans connaître les nombres, certaines civilisations datant du paléolithique ont donc su inventer des systèmes et des structures relevant des mathématiques modernes2Betty Villeminot, « Regard sur la civilisation aborigène », Les Cahiers jungiens de psychanalyse, 2002/1, n°103, p. 81-94.. Les Aborigènes vivent au quotidien avec la présence d’un monde spirituel, simultané et invisible, d’où ils reçoivent lors de l’activité onirique – à l’origine de la terre, et un peu comme Alice – des messages-guides permettant de maintenir le monde d’ici-bas à l’image de celui du « Temps du Rêve », symétriquement situé sous la surface de la terre. Conception d’un endroit et d’un envers du monde qui n’est pas si éloignée de celle d’Amenabar articulant celui des vivants et des morts dans Les Autres. Et pour les Indiens Hopi, qui ont inspiré à Godfrey Reggio son sublime film gigogne Koyaanisqatsi, le monde était également multiple – même si successif – bien qu’ils n’aient pas eu de mots pour dire le temps…
De l’un au multiple donc. Mais aussi de la multiplication à l’uniformité et à la conformité, selon les principes du clonage comme dans l’inquiétant Body Snatchers de Don Siegel, ou selon ceux d’une sorte de matrice extra-utérine extraterrestre dans Le Village des damnés de Wolf Rilla. La division n’est par ailleurs qu’un miroir inversé de la multiplication, comme le montre la multiplication des cellules par la division cellulaire, et le retour à l’idée d’unité dans la gémellité et le puissant Faux-semblant de David Cronenberg.
Pour autant, il y a aussi de la variété dans la production en série. C’est le principe même de la reprise, qui dès les Sortie(s) de l’usine Lumière est l’occasion de déclinaisons telles qu’elles sont visibles dans les mises en abîmes de la « Trilogie de Koker » d’Abbas Kiarostami et plus particulièrement dans Au travers des oliviers. Ce sont encore les potentialités narratives que cherche à épuiser Alain Resnais dans ses Smoking et No Smoking, remettant sans cesse sur le métier son récit et qui seront proposées au choix aux spectateurs lors d’une séance dédiée. Enfin, la répétition et ses variations peuvent devenir tout simplement hypnotisantes, qui se déroulent selon les principes analogues de la musique minimale dans le cultissime Crossroads de Bruce Conner.
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