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Henri-François Imbert

Le temps des amoureuses est le sixième film de Henri-François Imbert. Inspiré par le film Mes petites amoureuses de Jean Eustache, le cinéaste part à la recherche des jeunes acteurs du film afin de reconstituer leur histoire. Au fil des rencontres et en compagnie Hilaire – l’un des principaux protagonistes – le réalisateur nous fait partager ses émotions, ses recherches et ses réflexions. Rencontre avec un auteur authentique…

En quoi Mes petites amoureuses d’Eustache vous a marqué, au-delà d’un rythme, d’un souffle, et qui vous a peut-être transformé ?

C’est vrai que la première fois que j’ai vu le film d’Eustache, c’était très étrange comme expérience : j’ai allumé la télévision et je ne savais pas ce que c’était, mais j’ai reconnu immédiatement quelque chose qui m’était très proche. Et pourtant, ce n’était pas des plans sur la ville, en tout cas la partie de la ville que je connaissais. Et pourtant j’ai senti que c’était moi, entre guillemets. C’est-à-dire quelque chose qui me constituait. Cet adolescent qui vit ces histoires d’amour, je me suis vraiment identifié à lui, mais pas seulement par rapport aux histoires d’amour, par rapport à quelque chose dans la lumière, quelque chose dans le vent, dans les intonations, dans la manière de marcher des gens… Des tas de détails infimes qui finissent quand même par décrire une manière d’être. Et je crois que Eustache a été capable avec son film de saisir et de retranscrire une manière d’être, c’est-à-dire la manière d’être des jeunes, des gens, à Narbonne. Et en fait on dit ça un peu aussi de La maman et la putain. On dit que c’est un film qui représente une génération. Et bien là c’est pareil, les deux films narbonnais d’Eustache représentent une ville, une manière d’être qu’ont entre eux les gens. Une manière d’être qui est très typée quand même, mais qui tient à des détails infimes. Et ce sont ces détails, cet ensemble de détails que je ne saurais même pas décrire, qui font que je me suis senti en terrain connu. C’est vraiment ça.

Quelque chose de l’ordre de la sensation plus que de réellement concret.

Oui, c’est plus de l’ordre de la sensation. Ce qu’il décrit, c’est quelque chose de l’ordre du caractère, sans en parler. Mais par exemple dans Mes petites amoureuses, quand Daniel va au cinéma, il est à côté d’un autre jeune adolescent, petit, comme lui, qui doit avoir dans les 13 ans, et il le voit qui se penche vers le rang devant, il s’approche d’une fille qu’il ne connaît pas, il lui parle à l’oreille, et puis elle se retourne un peu, il l’embrasse, et puis ils flirtent comme ça. Ça je crois que c’est quelque chose de narbonnais. Et Daniel fait la même chose, et c’est la première fois qu’il embrasse une fille. Il se penche, embrasse cette fille, qui est la copine de l’autre, et après il sort du cinéma tout seul, sans la fille.

Il part même avant la fin du film.

Il part avant la fin du film. Il y a quelque chose là, dans cette conquête, dans ce baiser qui a abouti en quelque sorte et qui sera sans suite. Ça c’est complètement narbonnais, absolument à cent pour cent. Et ce qui va se passer après est complètement narbonnais aussi. C’est-à-dire que Daniel est sur les Barques, il sort du cinéma, il fait grand jour, il a l’air un peu perdu comme on peut être perdu quand on a passé un moment au cinéma, le film c’est Pandora, il a vu Pandora

Avec Ava Gardner, qui l’a aidé aussi, vu qu’il ne voyait pas la jeune fille…

Oui, toute la sensualité de Pandora. Il est assis sur un banc sur les Barques, cette sorte de promenade qu’il y a le long du canal à Narbonne, et puis le deuxième garçon, celui qu’il avait vu embrasser la fille en premier, passe et ils se disent trois mots : « Et les filles ? ». « Oh, des vieilles ». « La tienne était bien ». L’autre répond « Pas à la lumière ». Puis il s’en va. Il y a quelque chose de profondément narbonnais dans cette façon de faire chacun leur chemin, de ne pas rester ensemble. C’est un caractère. Vous imaginez ça dans une autre région, dans le Nord de la France par exemple, les deux gars restent ensemble et vont boire une bière. Et ça, ce sont des choses qu’on ne voit absolument jamais au cinéma. Moi je n’ai jamais vu ces choses-là au cinéma. Et quand on voit le film d’Eustache, on voit ces choses. C’est-à-dire qu’Eustache travaille là-dessus. Il travaille sur ce caractère qui va entraîner ce type de comportement. Et ce qu’il met en scène, c’est ça, cette course de Daniel après, à la fois, l’émoi amoureux et la liberté, le refus de se laisser piéger, de se laisser enfermer, sa peur de tout ça. À la fin, quand il embrasse Françoise, elle lui dit « Tu viendras la semaine prochaine ? », et il lui dit oui. Et puis on entend sa voix-off, la narration, qui dit « Je savais que je ne serai pas là, que je serai parti pour les vacances », mais il lui dit oui quand même, et ça aussi, c’est absolument narbonnais. Enfin, moi je dis narbonnais, parce que je m’y retrouve, mais peut-être que quelqu’un d’autre d’une autre ville s’y retrouve aussi. Mais je crois qu’il y a une manière d’être dans cette ville qui est très particulière. Quand je faisais ce film, par exemple quand Hilaire et moi on cherche un personnage qui s’appelle Yaya aux Halles, je me suis rendu compte qu’aux Halles de Narbonne, tout le monde a des surnoms, mais les gens n’ont pas les mêmes surnoms dans les mêmes cercles. Donc vous avez des conversations complètement surréalistes où quelqu’un parle de quelqu’un et dit « Mais si, tu dois le connaître, il s’appelle Zaza, il faisait du foot avec Momo à l’époque, et tu y étais toi aussi », et puis au bout d’un moment l’autre lui dit « Ah oui, mais nous on ne l’appelle pas Zaza, on l’appelle Titi ». Et c’est très bizarre, il y a vingt cafés dans la ville et les gens peuvent aller d’un café à l’autre et selon les heures où ils y vont, ils ne se croiseront pas ; ou peut-être que selon les cafés, ils n’auront pas le même surnom. C’est peut-être parce que la ville est très petite et que caractériellement il y a besoin de liberté avant tout, il y a un grand besoin de discrétion. Et c’est pour ça que ces gens ne s’assemblent pas, ils sont là, ils font un bout de chemin ensemble, mais en même temps ils disparaissent. Et Eustache n’arrête pas de filmer ça. À un moment il y en a un qui dit à Daniel « Tu veux pas aller au cinéma ? » et il répond non. En fait, ils passent leur temps à avoir des trajectoires solitaires. Narbonne est une ville très étonnante. C’est quand même la ville qui a été la capitale de ce qui s’appelait « La Narbonnaise » dans l’Antiquité, la plus grande province romaine en dehors de Rome, en dehors de l’Italie. Et le port de Narbonne était très important, ce qui est absolument extraordinaire aujourd’hui où la mer est à 15 km. C’est une ville où il y a une histoire incroyable.

Il faudra se cultiver un petit peu…

C’est très étonnant, alors bon, est-ce qu’il reste quelque chose de cette histoire dans le caractère des gens, oui forcément. En fait, je m’étale sur ces choses, parce que comme j’ai fait beaucoup d’entretiens hier et ce matin, j’évite de parler de cinéma (rire), je fuis, je parle d’Eustache et de Narbonne.

Ce projet existe depuis 6 ans, depuis votre rencontre fortuite avec Hilaire (l’étudiant dans le film d’Eustache). En quoi vous avez senti qu’un film pourrait se faire et qu’Hilaire serait le personnage principal?

Quand on a rencontré Hilaire, c’est vrai que j’ai dit tout de suite à Céline, qui est ma compagne et la monteuse de mes films, « tiens, je crois que c’est le personnage du prochain film ». On est retourné quelques jours plus tard à Paris et j’ai envoyé à Hilaire une cassette de Doulaye, une saison des pluies. Je ne lui avais pas dit que je faisais des films. Lorsqu’on s’est rencontré, on a parlé d’Eustache, mais il ne m’a pas demandé ce que je faisais et je ne lui ai pas dit que je travaillais dans le cinéma. Je lui ai envoyé un film, comme ça, en disant que j’étais très heureux de l’avoir rencontré et que j’espérais qu’on aurait l’occasion de se revoir pour continuer à parler. En fait, pour moi, d’envoyer un film, c’était une façon d’amorcer la pompe, de voir si on faisait du cinéma ensemble. Puis il n’a pas répondu. Il a répondu seulement un an plus tard en disant que le deuil de son ami avait assez duré. Il avait essayé de retrouver l’ami avec qui il était quand je l’ai rencontré pour lui dire « Tiens regarde, le Parisien de l’autre jour, il m’a envoyé ça », il voulait voir mon film avec son copain, et puis le copain était mort. Donc voilà, pendant un an pas de nouvelles. Mais oui, j’ai tout de suite senti qu’avec cet homme, je pouvais essayer de faire un film.

Parce que vous avez senti qu’il avait quelque chose à dire ? C’est assez étrange, comment tout d’un coup, on se dit que c’est lui qu’on va filmer ?

Mais ce n’est pas seulement « Je vais le filmer », ce n’est pas que lui. C’est Eustache, Mes petites amoureuses, Narbonne, lui. Et puis surtout il m’a dit qu’il avait pensé à Eustache chaque jour depuis trente ans, ça c’est le déclencheur. Parce que quand il dit ça, qu’il a pensé à Eustache chaque jour depuis trente ans, qu’est-ce qu’il dit en fait ? En fait, quand il dit ça il est déjà en train de faire du cinéma, il est en train d’apporter un élément de récit. Il me dit une phrase qui crée un appel. En fait, c’est peut-être lui qui a décidé qu’on ferait un film ensemble. Ce n’est peut-être pas moi. Quand il m’a dit ça, c’était peut-être une façon de dire « Tu sais, j’ai énormément à dire ». C’est peut-être une façon de dire « Cette expérience qu’on a vécue avec mes copains il y a trente ans était tellement forte que » – ça dit sans le dire, ça dit peut-être « tu devrais faire un film ». Ce sont des messages. Je crois que quand on arrive à faire un documentaire avec quelqu’un, c’est qu’à un moment il y a un collectif de travail. C’est-à-dire qu’à un moment, on est en train de travailler, sinon c’est un film sur quelqu’un, c’est du reportage télé, c’est des films dans lesquels les gens sont manipulés, c’est du film qui répond à la commande, ou à la pression sociale, ou au désir d’être réalisateur, etc… Ce n’est pas ce que j’appelle le travail avec des gens. Faire le travail d’un film avec quelqu’un, c’est être embarqué dans le travail de création ensemble, et pour qu’il y ait ce travail de création ensemble, il faut qu’il y ait un désir commun. Souvent je dis que le réalisateur amène un désir qu’il doit faire partager à ses personnages et que s’il arrive à ce que ses personnages partagent son désir, il peut y avoir du cinéma. Mais là je crois que c’est plus que ça encore. Ce n’est pas un désir que moi j’ai amené à partager, puisque je n’ai pas prémédité cette rencontre, je ne savais pas qu’on allait se rencontrer. Donc je crois vraiment que le désir est là en train de naître entre nous. C’est vraiment comme une rencontre amoureuse, il n’y en a pas un des deux qui est amoureux et qui va convaincre l’autre et ça va finir par devenir une relation amoureuse. La séduction s’opère en même temps des deux côtés. Et bien là j’ai l’impression que c’est un peu ça aussi. Ce n’est pas de la séduction, mais peut-être que oui. C’est en tout cas l’attrait pour quelque chose qu’on pourrait faire ensemble. Alors moi je ne lui avais pas dit que je faisais du cinéma, mais en même temps il rencontre un type qui ne lui donne pas sa carte de dentiste, qui ne met pas en avant une profession, et puis qui parle de cinéma et connaît par cœur quand même les dialogues d’un film d’Eustache. A priori, même s’il ne le pense pas, forcément cette personne est cinéaste. C’est presque sûr. En tout cas il y a une possibilité que cette personne soit cinéaste. Il y a donc tout à coup la possibilité qu’un nouveau film existe. Il y a un désir pour ce nouveau film qui pourrait exister qui naît des deux côtés. Je crois que quand on s’est quitté, on ne s’était pas dit « Je suis cinéaste, on pourrait faire un film », etc…, de même qu’il peut y avoir une rencontre amoureuse où on ne se dit pas « Tiens, on pourrait se revoir et dîner ensemble, et plus si affinités ». On ne va pas dire des choses comme ça, ça serait un peu grossier, grotesque, ça couperait le charme. Mais il y a quelque chose qui est dans l’air, une possibilité plus ou moins consciente. Mais là je crois qu’il y avait ce désir chez lui comme chez moi, et ça, je ne l’avais jamais pensé avant d’en parler avec vous, que ce désir était né en même temps chez lui et chez moi.

Pourquoi avoir choisi le documentaire ? Qu’est-ce qu’apporte le documentaire par rapport à la fiction ? Finalement cette rencontre, c’est le fruit du hasard, vous auriez pu raconter les choses autrement.

Je ne sais pas… C’est une manière de faire. D’abord, est-ce qu’on doit réellement appeler ça du documentaire. C’est du cinéma en train de se faire, une histoire en train de s’inventer, au moment où on la vit. Et dont on garde des traces en vue de faire un film, au moment de son déroulement. C’est une sorte de cinéma en acte. Il n’y a pas d’écriture, de préparation, de tournage, il y a une aventure à vivre. Et l’idée que cette aventure à vivre est une aventure en cinéma si on se donne la peine de prendre les outils, une caméra, un micro, pour en conserver des traces cinématographiques.

C’est vrai qu’on pourrait imaginer qu’un film dit de fiction pourrait se faire à peu près dans les mêmes conditions.

Bien sûr. Mais ça se fait un peu. Il y a des expériences, Rob Nilsson, par exemple, un indépendant américain, qui a fait notamment un film qui s’appelle Heat and Sunlight. Ou même des films de Cassavetes. Gena Rowlands quand elle joue, elle est pratiquement en train de vivre ce qu’elle joue et ce n’est pas très éloigné du vrai personnage, etc…, donc il y a quand même ce travail dans la fiction, mais très peu, parce que la fiction est la plupart du temps très classique, tenue par des usages qui sont des usages industriels, économiques, qui finissent par être des sortes de barrières qui empêchent de faire des choses différentes.

Ce qui permet peut-être d’être moins libre qu’avec ce qu’on appelle, entre guillemets toujours, le documentaire, et qui est peut-être moins enfermé dans des codes.

Oui, mais je crois que ce n’est pas tellement une question fiction/documentaire. C’est une question de…

De manière de travailler.

Oui, exactement, et à quoi on s’intéresse. Est-ce qu’on s’intéresse véritablement à la construction d’une histoire, à l’invention d’une histoire. Moi je m’intéresse à l’invention d’une histoire. Bon, je m’intéresse à plein de choses, à la rencontre avec des gens, à l’émergence du politique, du social, de l’histoire avec un grand H, mais je m’intéresse aussi au cinéma et dans le cinéma, à l’invention d’une histoire. C’est-à-dire à la narration, à comment construire une histoire, à partir de choses très ténues. C’est un peu mon défi à moi, c’est de partir de quelque chose qui n’existe pratiquement pas : le souvenir d’un ami de mon père (Doulaye, une saison des pluies), six cartes postales (No pasaran, album souvenir), un film Super 8 de deux minutes qui ne montre rien d’extraordinaire (Sur la plage de Belfast), ou une rencontre dans un bar avec Hilaire, qui a joué dans un film d’Eustache, mais bon, on pourrait dire « Oui, et alors ? ». D’ailleurs, il y a des gens qui verront ce film et qui vont dire « Oui, et alors ? ». Il y a des gens qui vont trouver que tout ça n’est pas assez extraordinaire. Mais moi ce qui m’intéresse, c’est de partir justement d’un objet singulier, mais fragile, ténu, et de voir comment, à partir de cet objet, j’invente une histoire. Et comment ça se travaille une histoire, comment ça se construit une histoire, comment le réel la nourrit. Parce que la différence peut-être entre le documentaire et la fiction, si on essaie de reprendre cette classification, c’est que dans la fiction, l’histoire vous l’inventez et vous la nourrissez de choses que vous avez observées, ou que vous avez lues. Bon, Eustache, lui il était génial pour ça puisque, par exemple, dans La Maman et la putain, beaucoup de dialogues sont des dialogues qu’il a entièrement retranscrits de ses disputes avec ses femmes. Dans un livre, Evane Hanska raconte qu’elle se disputait avec lui et que tout à coup il partait et disait « Ça, c’est très bon » et il allait au café en bas pour le noter. Il faut bien une source comme ça, mais dans le documentaire, tout vient du réel. Enfin, presque tout. Il y a des choses qu’on imagine nous-mêmes, qu’on invente, on se dit que ça serait bien de rencontrer tel personnage, donc on va le rencontrer, mais ce que va dire tel personnage, comment il va réagir etc., ça nourrit le film de manière imprévisible. Et donc construire l’histoire, c’est faire avec cet imprévisible. C’est-à-dire tous les jours accueillir de l’imprévisible, et réfléchir au sens de cet imprévisible. Qu’est-ce que les gens ont voulu dire avec ça, qu’est-ce que les gens ont voulu faire, pourquoi telle chose revient aujourd’hui. Et puis voilà, travailler sur une histoire.

Le montage s’est fait dans la continuité chronologique du tournage. Est-ce par souci d’authenticité, pour ne pas manipuler le réel ?

Déjà, c’est parce qu’il faut bien une méthode de travail. Je trouverais ça très bizarre de commencer le film par le milieu, puisque ce qui m’intéresse c’est l’invention d’une histoire. On n’invente pas une histoire par le milieu ou par la fin. On peut avoir des idées, surtout sur la fin, on peut se dire que ça serait beau si ça se terminait comme ça, mais encore, je n’y crois pas trop. Je crois que quand on raconte une histoire, il faut commencer par le début. Donc le montage se fait par le début. Parce que le montage se passe à un instant, qui est l’instant du film. C’est un instant T, c’est le moment où je raconte. L’histoire se passe sur des années, mais quand on voit le film, ça dure un moment, une heure, une heure et demie, et c’est à ce moment-là que l’histoire est racontée. Donc il faut revenir en arrière, et raconter toute l’histoire depuis le début, jusqu’à ce moment-là.

Votre maison de production a produit le film, mais est-ce que vous avez eu d’autres sources de financements ? Et comment convaincre des producteurs quand on ne sait pas comment va évoluer le film, puisqu’il y a l’imprévisible dont vous parliez ?

C’est pour ça que je produis mes films moi-même.

Entièrement ?

Oui, entièrement. C’est-à-dire, ce n’est pas mon argent, sur le petit livret à la fin, vous avez des logos, sur la quatrième de couverture, et bien c’est l’argent des logos : c’est la région Ile-de-France, la région Languedoc-Roussillon, la Ville de Narbonne, l’aide à la musique du CNC, le compte de soutien du CNC. Quand on est producteur de films, quand on a un film qui sort, sur chaque entrée il y a une taxe que le spectateur paye et cette taxe nourrit un compte au CNC, qui est reversé dans un compte de soutien du producteur. Et le producteur a cinq ans pour réinvestir cet argent, en mobilisant son compte de soutien sur le développement d’un nouveau film, du moment que c’est un film d’agrément français. Il faut avoir l’agrément des investissements, avoir un certain nombre de points au barème, etc., c’est très technique, mais le métier de producteur, c’est très technique. Ceci dit ce n’est pas si compliqué, quand on l’a fait une fois on sait le faire. Donc j’ai mobilisé tout le compte de soutien de No pasaran pour ce film. C’est-à-dire que No pasaran avait fait 40 000 entrées, donc les 40 000 entrées ont rapporté chacune un peu d’argent et donc il y a cet argent. C’est pour ça qu’il y a le logo du CNC. Parce que le CNC gère cet argent. Et le CNC m’a donné l’aide à la musique, c’est une aide à la composition originale. Ça m’a permis de payer Silvain Vanot qui fait la musique de mes films depuis le début. Et puis la région Languedoc-Roussillon était en train de mettre en place cette aide à la production long-métrage et donc j’ai été le premier long-métrage aidé, dans le cadre d’une convention avec le CNC. Ce sont des conventions région-CNC, l’idée c’est d’encourager la décentralisation, c’est-à-dire de réduire la part que l’Etat donne, en laissant les régions donner de plus en plus. Si les régions aident le cinéma dans le cadre d’une convention, pour deux euros qu’une région donne, le CNC complète avec un euro. Les régions, leur intérêt, c’est d’attirer des producteurs chez eux pour qu’ils dépensent l’argent en région. Parce qu’ils vous donnent la moitié de l’argent et après, pour donner l’autre moitié, ils vérifient que vous avez bien dépensé plus d’argent que ce qu’ils vous ont donné dans la région. Par exemple, j’ai fait le montage son et le mixage en Languedoc-Roussillon, parce que la région avait donné de l’argent et donc en échange il fallait faire travailler des gens à Montpellier. Je vous parle un peu de ça, parce que voilà c’est ça la production.

C’est vrai que pour les films qui vont être distribués dans plein de salles, on sait un peu comment ça se passe, mais pour des films plus intimistes, c’est moins évident.

En fait c’est un peu du sur mesure, à chaque fois. Il n’y a pas la télévision pour la production d’un film comme ça. Donc il faut inventer des financements. Déjà il faut que ça ne coûte pas trop cher, donc il ne faut pas dépenser trop d’argent sur des choses inutiles. Il faut tenir un budget de manière très serrée et il faut trouver des partenaires locaux, par exemple.

Revenons un peu sur le projet de film. Est-ce que une de vos envies était aussi de voir quels hommes, quel genre d’hommes, étaient devenus ces enfants ?

Oui, bien sûr. Ça c’est quelque chose de presque un peu vertigineux, de pouvoir parcourir le temps comme ça. C’est-à-dire d’avoir la photo de quelqu’un à quinze ans, et savoir que tout à l’heure on va le retrouver et qu’il aura cinquante ans. Mais c’est un vertige qui m’avait déjà beaucoup intéressé quand j’ai fait Sur la plage de Belfast. Il y avait un décalage de douze ans entre le petit film amateur et le moment où j’ai retrouvé cette famille. En même temps, c’est presque une mise en danger, parce qu’on se risque là à quelque chose qui pourrait être douloureux, triste, nostalgique, etc. C’est sur un fil.

C’est-à-dire ??

Et bien, le temps qui passe. C’est terrible, c’est tout. Le temps qui passe nous rapproche de la mort, de la fin. Si on se met à regarder des photos de gens qui sont en vie aujourd’hui, des photos de quand ils étaient jeunes, c’est terrible. Non ? Si vous regardez les photos de vos enfants petits, c’est génial, et en même temps ils ne seront plus jamais si petits.

Dans la continuité sur l’enfance, vous insérez un film de vous enfant au ski. C’était une manière de vous inclure plus personnellement dans le film ?

En fait, je ne suis pas allé chercher ce film. Au moment où je commençais ce film avec Hilaire, l’instituteur de cette classe de CM1 me téléphone et me dit « J’aimerais te voir pour te donner quelque chose ». Je ne l’avais plus jamais revu. Si, je l’avais revu au moment de la sortie de Doulaye, en 2002. Il m’avait téléphoné aussi pour me dire « J’aimerais te voir pour te donner quelque chose ». Il m’avait donné le cahier de classe, un cahier collectif où tous les enfants avaient écrit des choses, des poèmes etc. Et donc, pour la sortie de No Pasaran après, quelques mois plus tard, il m’appelle pour me dire « J’aimerais te voir pour te donner quelque chose » et il me donne ce film de la classe de neige. Donc, c’est quelque chose qui est arrivé dans ma vie, et je me retrouve comme ça, dépositaire de ce film qui est entré en résonnance avec le travail que je faisais avec Hilaire. Il était évident que cela devait entrer dans le film. Justement parce que cela n’avait aucun lien logique, aucun lien narratif. Il y a simplement une sorte d’onde qui vibre comme ça, qui m’intéresse en tant que matière cinéma. Je crois que c’est ce qui se passe au moment où l’on bascule là-dedans, tout à coup. C’est ce basculement qui nous permet d’avoir le surgissement du présent avec les jeunes filles de la maison d’enfant. L’autre jour, à une projection, on m’a dit que c’était une manière que j’avais trouvé de me mettre personnellement dans la même position que ce que je proposais aux gens de vivre. Je proposais à Hilaire et ses copains de les refilmer trente ans plus tard et donc je me mets moi dans cette position d’être refilmé (pas refilmé car je ne suis pas filmé puisque je suis derrière la caméra) mais avec ma voix, je suis présent quand même. Donc, c’est une façon pour moi aussi d’être là, de voir le temps qui est passé et d’avoir ce repère de l’enfance. Il n’y a pas d’explication plus logique.

C’est arrivé et vous ne l’avez pas forcément pensé…

Cela me paraissait intéressant. Pour moi, l’écriture et le montage du film, c’est un travail de collage et d’assemblage. Donc, tout à coup, une matière arrive : qu’est-ce qu’elle donne au film ? Ce petit film m’a énormément ému…

Le dernier plan du film montre une jeune fille qui danse. Est-ce une manière de dire que les jeunes ne doivent pas oublier leurs rêves ? Elle dit qu’elle rêve d’être danseuse ou actrice, mais qu’elle sera certainement serveuse, parce qu’elle ne pourra jamais faire ce dont elle rêve. Ensuite, nous la voyons danser. C’est à la fois fort et troublant, car elle n’a que quinze ans. Elle tient des propos tristes et réalistes…

C’est quasi-surréaliste. Le réel, c’est ce qu’elles disent : « il y a le rêve et la réalité ». Amira, cette jeune fille dit « je vais être serveuse, mais dans le rêve, je serais danseuse ou actrice ». Le film prend le parti du rêve. Il va au-delà du réel. Il choisit de ne pas être contingenté par le réel, mais de faire exploser le réel. Il espère que l’on va faire exploser le réel.

Il semble qu’il y ait deux sujets dans le film… Le fait qu’Hilaire soit éducateur a-t-il influencé la réalisation du film qui commence sur la matière cinéma en parlant de Jean Eustache et qui se conclut sur le thème de la fin de l’innocence, la jeunesse ?

Il y a plusieurs couches qui m’intéressent. Le fait qu’Hilaire soit éducateur m’intéresse évidemment. Hilaire, c’est une sorte d’alter-ego, un guide qui me prend par la main, qui me fait visiter le monde. C’est ça aussi cette démarche de documentariste : rencontrer des gens avec qui on va aller visiter le monde et qui acceptent de vous emmener avec eux visiter le monde. Donc, il me fait visiter le monde de son point de vue à lui qui est celui d’un éducateur spécialisé. Cela m’intéresse. S’il avait été poissonnier, j’aurais visité le monde du point de vue du poissonnier, cela m’aurait intéressé aussi de voir quelqu’un travailler.

C’est aussi pour ça que vous le filmez beaucoup en train de préparer son disque, de chanter ?

C’est ce qu’il vit. À un moment, j’ai compris que j’étais en train de faire un film sur le désir. Et cela me semble très important, parce que si l’on ne s’accroche pas à ses désirs, la vie ne semble plus très intéressante. On est des consommateurs, on réfléchit à ce qu’il faut acheter pour répondre favorablement aux injonctions de la publicité etc. Là, il y a quelqu’un qui, à cinquante ans, fait quelque chose à lui. C’est pour ça que je le filme en répétition, et puis en salle de mixage, et puis en concert. C’est quand même extraordinaire quelqu’un qui fait quelque chose à lui. Il doit en passer par du travail. Ce n’est pas évident, toute la société nous dit d’en passer par les loisirs. Le travail n’est jamais mis en avant comme quelque chose d’intéressant. On parle du travail uniquement par rapport à la menace de ne pas en avoir. C’est uniquement un élément coercitif. Le chômage, si vous n’avez pas de travail, vous allez être les parias de la société, vous allez crever de faim. Mais ce n’est pas le travail, c’est l’exploitation, c’est la fonction sociale. Mais le travail, le vrai travail, celui de se retrouver avec quelqu’un pour inventer quelque chose, pour mettre au point, pour travailler jusqu’à ce que ce soit bien. Ça, ça n’existe pas dans la société. C’est complètement souterrain. On sait vaguement qu’il y a des artistes qui travaillent, on sait vaguement qu’il y a des écrivains, mais on ne les voit pas. C’est complètement hors de notre vue. Ce que j’ai voulu montrer, c’est quelqu’un qui s’investit dans ce qui le passionne.

Est-ce que Hilaire a décidé de faire le disque au moment de faire votre projet ?

Ça a participé de la motivation, mais ce n’est pas le déclencheur. Je ne crois pas. Mais cela participe. Peut-être que de rencontrer quelqu’un qui est lui-même au travail, cela l’aide à se mettre au travail, à faire un disque et à s’assumer au travail. Ce n’est pas évident de se mettre au travail. Ce n’est pas évident dans le cadre familial. Par exemple, pour lui, faire ce disque, cela veut dire que tout son temps libre sera pour les répétitions. Tout son budget loisirs sera pour s’acheter du matériel, louer des studios d’enregistrement. On peut très bien imaginer une vie de famille, ou une femme avec qui on vit, qui n’a pas du tout envie que tout l’argent du ménage soit investi dans le studio d’enregistrement et que tous les loisirs soient consacrés à aller travailler. On peut imaginer une femme qui dit « ce n’est pas du tout ce dont j’ai envie ». Je dis une femme, mais c’est un exemple. La pression ressentie dans le couple est forte, donc ce n’est pas du tout évident de s’assumer comme quelqu’un qui travaille. Le travail, c’est très très compliqué. Faire un film, pour aller jusqu’au bout, c’est compliqué. Plein de gens qui ont déjà fait un film n’en refont pas parce que c’est épuisant d’aller jusqu’au bout : techniquement, économiquement… Ce travail n’est pas gratifiant ou rarement. Cela peut l’être. Ce qui est gratifiant, par exemple, c’est d’être là, à parler de mon travail avec vous. Mais, en même temps, si demain, il y a un article dans la presse qui dit du mal de ce film, j’en serai profondément peiné peut-être aussi. Finalement, tout ce qu’il y aura eu de gratifiant finira par s’effriter. Rencontrer quelqu’un qui accepte de prendre ces risques, ça a peut-être encouragé Hilaire à accepter de les prendre lui aussi. On a peut-être fait tous les deux un chemin parallèle, chacun avec son travail.

On peut avoir l’impression dans votre film que c’est aussi un moyen de parler des autres arts ou de l’Art en général : il est accordé une grande importance à la photographie qui est le processus du souvenir, la danse, la musique par Hilaire… Est-ce volontaire de mettre en avant les autres formes d’art ou est-ce que cela fait partie intégrante de votre cinéma ?

Je n’y avais pas vraiment réfléchi. Il y a quand même beaucoup de films où il y a de la danse, de la musique… Ce n’est pas propre à moi. Peut-être la photo… C’est vrai que dans No Pasaran déjà, il y a beaucoup de photos. La photo, ça m’intéresse beaucoup, ça m’a toujours énormément interessé la photographie. D’ailleurs, j’aurais voulu être photographe.

Vous arrivez à saisir l’instant présent. Il y a de la poésie dans certains moments inattendus…

Mes références ne sont pas uniquement liées au cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est la littérature, la peinture, la photo, le théâtre parfois… Je crois que le Cinéma se nourrit de tout le reste. Je crois que pour faire un film, il faut lire, il faut voir des expos. Je ne crois pas que je pourrais me contenter de ne voir que des films. C’est souvent la solution de facilité parce que le cinéma est exploité de manière beaucoup plus commerciale que les autres arts, donc c’est plus facile d’accès. Mais, pour moi, ce qui est plus important encore que de voir des films, c’est de voir des expos. Voir de la peinture, des installations, des sculptures, c’est véritablement le plus important.

C’est ce qui vous touche le plus ?

Oui. Peut être parce que dans une galerie ou dans un musée, on est libre de faire son chemin, de s’approcher, de ressentir les choses à son rythme. Au cinéma, pendant une heure et demie, on est scotché, guidé par un rythme qui n’est pas forcément le nôtre. Et moi, dans mes films, j’essaie par moments de retrouver quelque chose de l’ordre de la liberté pour le spectateur. C’est-à-dire que le rythme qui guide, que la construction du film, laisse quand même des moments pour s’échapper. C’est ce que des gens vont me reprocher : « la répétition d’Hilaire qui chante, c’est trop long, pourquoi y a-t-il la chanson en entier ? ». Ce n’est pas grave si tout à coup le spectateur en profite pour s’échapper un peu. Le film est construit comme cela, conscient de ces moments qui permettent au spectateur de s’échapper un peu et conscient qu’il va falloir très doucement, le récupérer. Dans le cinéma commercial plus habituel, le lien est toujours très étroit et on en sort fatigué, usé par ce contact trop étroit. On a l’impression que l’on n’a pas eu beaucoup d’air pour nous.

Est-ce que les images tournées en pellicule participent aussi à ça, à un moment que l’on donne au spectateur ?

Souvent, les images tournées en Super 8, ou les photos, sont une façon de décoller du rythme du récit principal tourné en vidéo.

Avec le numérique, on est dans le réel et avec les photos et la pellicule, il s’agit d’une autre dimension dans le film…

Oui, on est dans des matières plus chaudes, plus chaleureuses, avec tout ce que l’on peut appeler du « bruit » dans l’image, du grain qui nous amène à considérer la plasticité du film. À prendre un recul et à le regarder pour ce qu’il est : un film sur un écran et pas simplement être là à écouter et à « ingurgiter » un récit. Les différents supports cassent cette relation quasi-servile que l’on peut avoir avec le cinéma, une relation de facilité comme on le disait tout à l’heure. Quand on change de support et que tout à coup, le support nous amène un rapport différent à la lumière, on le remarque : il y a une transparence, la façon de filmer n’est plus la même. On filme différemment en Super 8 qu’en vidéo parce que l’on a un chargeur de trois minutes, parce que la caméra est plus légère, parce qu’il faut laisser le doigt appuyé sur la « gâchette » pour que cela tourne, etc. Il y a un autre geste qui produit une autre image. Et cette autre image, en apparaissant dans le film, nous parle du geste et nous ramène à être spectateur de cinéma et plus spectateur d’un film, à savoir d’un contenu qui nous est livré sans que l’on en sorte. On redevient spectateur du cinéma.

Interview réalisée par Marine Bénézech et Gaia Bongi

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