2010 – USA | |
108' – 2,35:1 - Couleur - SDDS / DTS / Dolby Digital - 35mm (gonflé du 16mm) / DCP | |
Réalisation | Darren Aronofsky |
Scénario | Mark Heyman, Andres Heinz, John J. McLaughlin |
Musique | Clint Mansel |
Image | Matthew Libatique |
Montage | Andrew Weisblum |
Production | Jon Avnet et Brad Fischer |
Avec | Natalie Portman, Mila Kunis, Vincent Cassel, Barbara Hershey, Winona Ryder... |
Fiche IMDB | http://www.imdb.com/title/tt0947798 |
Nina (Nathalie Portman) est danseuse. Son corps de poupée, sculpté avec acharnement par des années de travail, n’est bâti que pour danser. Réservée, introvertie, elle participe, comme toutes ses rivales du New York City Ballet, aux auditions pour incarner le rôle principal du célèbre ballet Le lac des Cygnes : la reine des cygnes. Le chorégraphe français, Thomas Leroy, interprété par Vincent Cassel, en propose une version subversive : la danseuse qui endossera le rôle du cygne blanc incarnera aussi le cygne noir. Dans son dernier film, le réalisateur américain Darren Aronofsky met en scène le sacrifice d’un artiste – Nina- pour la création des autres. D’une part, à travers le corps de la ballerine, il nous montre que l’investissement physique est nécessaire à l’aboutissement d’une ouvre d’art. D’autre part, Aronofsky, sensible aux étrangetés de la psyché humaine (Requiem for a dream, Pi, The Wrestler) met ici en scène un film où la schizophrénie tient une place centrale. En utilisant cette forme de psychose, Aronofsky métaphorise les chemins que l’âme peut emprunter pour mener à bien une création.
Dès l’ouverture du film, Aronofsky nous plonge dans l’univers de la danse classique. Le chorégraphe Leroy cherche la prochaine tête d’affiche de son spectacle : « Le Lac des Cygnes ». La distribution du rôle principal est filmée en plongée. Toutes les danseuses écrasées par le poids de la caméra sont alignées comme si elles attendaient de rentrer à l’abattoir. Aronofsky nous dépeint un milieu dur où la compétition est très rude et où les danseuses, Nina (Nathalie Portman) et Lili (Mila Kunis) entre autres, se jalousent les premiers rôles. La jeunesse y est la clé d’un succès durable. Les relations chorégraphe-danseuse sont parfois ambiguës. Nous sommes accompagnés dans les abysses de ce cercle très fermé par Nina, personnage principal dont le corps subit des souffrances nécessaires à la création du ballet.
Nina est ballerine parce que sa mère l’y a poussé depuis sa naissance. On apprend que celle-ci a renoncé à sa carrière de danseuse pour garder son enfant, fruit d’une relation avec son chorégraphe. La mère oblige sa fille à accomplir à sa place son projet professionnel avorté, maintenant Nina dans son état de petite fille. Le décor de sa chambre ressemble à une maison de poupées surchargée. La jeune femme a été « dressée » pour ce seul dessein, sans que ne soient jamais pris en compte ses désirs propres et son altérité. Nina est danseuse et elle n’est que cela, pantin désarticulé d’une mère tyrannique. Obsédée par l’atteinte de la perfection, elle maîtrise son corps au millimètre. Elle s’est efforcée toute sa vie de répondre à ce qui est attendu d’une danseuse de ballet : gracile, ayant peu de poitrine, le corps entièrement sculpté à force d’entraînements intenses et douloureux. Une succession de gros plans cut nous montre une série de gestes automatiques, rapides, efficaces de Nina préparant ses pointes, mouvements qu’elle a dû exécuter des milliers de fois. C’est donc pour l’accomplissement personnel de sa mère avant tout que Nina est danseuse.
Pour ne pas décevoir ni sa mère ni son chorégraphe, elle adapte ses désirs aux leurs. Lorsqu’elle se masturbe, ce n’est que pour satisfaire Leroy. La masturbation est un exercice comme un autre. Seul le plaisir du chorégraphe et de sa mère comptent. Son seul moyen d’avoir une emprise sur son corps et de faire diversion à sa souffrance psychologique, est de s’auto-mutiler. Elle se gratte jusqu’au sang. Aronofsky filme d’ailleurs plusieurs fois en gros plan sa chair meurtrie insistant sur la souffrance physique du personnage. Cette auto-agressivité est son seul moyen d’être à part entière, distinct de sa mère et des exigences de son mentor.
Dans la continuité de sa soumission à la tyrannie de sa mère, Nina est adaptée à outrance aux conventions du monde de la danse. Lorsqu’au gala, Leroy lui demande de sourire, elle s’exécute sans broncher. Elle offre à ce monde une surface lisse, parfaite, sans défaut répondant à l’exigence interne qu’elle s’impose : « être parfaite ». De cette apparence de perfection, le chorégraphe Leroy tente de la faire sortir. En effet, pour ce rôle principal, elle doit non seulement interpréter le cygne blanc mais aussi le cygne noir qui doit dégager une grande sensualité. Nina ne parvient pas à s’approprier ce deuxième personnage. Lors d’une séquence de répétition, il arrive derrière elle et lui souffle à propos de Lili, une de ses rivales : « Tu vois sa façon de bouger : chez elle, le mouvement est précis, sans effort, ça fait vrai. » Une caméra plus souple dépeint les mouvements de Lili alors que ceux de Nina sont plus fixes. Nina a développé une technique de danse parfaite. Toutefois, aucune âme, aucune vie ne transpire de ce personnage froid et frigide comme le dit à plusieurs reprises Leroy. Pour le bien de la création de Leroy, Nina devra se lâcher, sentir son corps vivant, se fondre dans le personnage. Son corps n’est qu’une machine au service de la création du Lac des Cygnes.
La réalité extérieure est trop insupportable : la jeune artiste ne peut répondre aux attentes de son chorégraphe ni à celle de sa mère si elle ne réussit pas à se glisser dans la peau du cygne noir. Nina se crée alors un délire. Elle va s’incarner en cygne noir. En effet, tout au long du film, Nina voit son corps se transformer. En utilisant le gros plan voire le très gros plan, Aronofsky égraine les indices de cette métamorphose. Il commence par la peau de son dos d’où sortiront des plumes. Elle prend peu à peu des attributs de peau d’oiseau. Son délire atteint son apogée à la fin du film. Ses jambes se cassent dans la chambre alors qu’elle vient d’en écarter sa mère. Ses pieds se palment lors du premier acte de la représentation. Son acharnement à devenir le cygne noir est encore accentué par le son. Des bruits de battements d’ailes se mélangent à la musique de Tchaïkovski. Celle-ci, lancinante, obsédante fait du Lac des Cygnes le socle de son délire. Elle dit même lorsque Lili répète pour être sa doublure : « Mais c’est ma musique ». Sur scène, pour la première du ballet, ses bras se transforment en ailes noires. Les caméras alors dansent véritablement autour de son corps. Aronofsky symbolise ainsi la métamorphose complète du personnage.
En plus de leur corps, les artistes mettent au service de la création leur esprit. Ainsi, Nina, toujours dans le but d’être parfaite pour le rôle qui lui a été attribué, se crée une deuxième personnalité. La mise en scène utilise ici les miroirs, éléments cinématographiques classiques de la symbolique du double. Au début du film, nous la voyions se refléter dans la vitre d’une porte de métro. Son identité commence à peine à se troubler. Son reflet change d’expression dans le miroir, son vrai visage n’a pourtant pas bougé. Dans le grand miroir de la salle de répétition, son image finit un mouvement alors qu’elle ne l’a pas réellement terminé. Nina est souvent filmée en plan taille ou en plan épaule avançant de dos ou en travelling latéral. Ces plans suggèrent la présence d’une tierce personne à ses côtés. Un autre élément de mise en scène souligne le dédoublement : un autre souffle plus puissant que le sien s’échappe parfois d’elle lorsqu’elle danse. La séquence où cette respiration lourde se fait la plus forte est celle de la représentation finale alors que Nina est le cygne noir. Les costumes de Nina évoluent aussi parallèlement à son dédoublement. Elle ne porte au début du film que des vêtements blancs, gris clair ou rose très pâle. Lors de sa sortie avec Lili, celle-ci lui propose de porter un débardeur transparent noir qu’elle enfile sur un tee-shirt blanc. Après cette séquence, Nina porte des vêtements de plus en plus foncés. Par ailleurs, le décor du film dans son ensemble est partagé entre des teintes blanches et des teintes noires : le délire de dédoublement de Nina est donc mis en scène jusque dans les murs.
La pression psychologique exercée par les rivalités est aussi source d’angoisse. Beth est la star déchue de la compagnie. Nina a pris sa place car elle était trop âgée pour continuer à être l’égérie de Leroy. Nina s’identifie à elle. Elle s’approprie son rouge à lèvres, accessoire récurrent de la mise en scène comme si cet objet allait lui donner son succès. A l’ouverture du tube, un souffle s’échappe comme le dernier souffle d’un mort. La vision en gros plan de ses jambes à l’hôpital fait écho à l’angoisse schizophrénique de morcellement. Elle a perdu l’outil indispensable des danseurs. Ces jambes sont à présent déchiquetées. Nina veut être parfaite comme son aînée mais elle a peur d’être anéantie comme elle.
En outre, Nina voit en Lili le cygne noir parfait. Mais paradoxalement, elle la considère comme sa plus grande rivale. Dans un mouvement psychique paranoïaque, Nina a la conviction délirante que Lili veut lui prendre son rôle. Malgré tout, Nina s’identifie à Lili en projetant sur elle ses désirs. Lili est une femme qui vit : elle arrive en retard, elle fume, elle mange, elle aime le sexe. donc elle éprouve du plaisir. Elle ne maîtrise pas tout. Les deux danseuses sont coiffées et filmées de sorte que le spectateur peut souvent les confondre. La première séquence dans le métro montre Lili de dos. Nina a une impression étrange en la regardant. Sa recherche d’identification à Lili est d’autant plus forte que, si elle devient identique à elle, elle sera à même d’être le cygne noir. Une séquence symbolise très bien cette identification : Nina est en train de répéter, elle est soudain plongée dans le noir alors qu’elle répète le final du cygne noir. En cherchant de l’aide, elle entend au loin des rires distordus. Un de ses délires commence. Dans un recoin peu éclairé de la scène, elle voit Leroy et Lili, puis elle et Leroy faire l’amour. Un champ contre-champ allant du plan moyen au gros plan accentue l’effet effroyable de cette vision. Par procuration, elle accomplit l’Acte interdit. C’est une hallucination. Elle accomplit son fantasme de coucher avec le chorégraphe sous les traits de sa rivale car elle ne peut pas s’avouer son désir. Avoir une relation sexuelle avec Leroy lui est interdit par sa mère. Tout dans son esprit est confondu, mélangé. Par cette relation entre le chorégraphe et Nina et par ricochet entre son père et sa mère, Aronofsky nous montre que la limite peut parfois être poreuse entre relation professionnelle et relation intime dans le milieu de l’art.
La souffrance psychologique de Nina s’accroît donc à la mesure de sa réussite sociale. Elle est vulnérable, angoissée par ce premier rôle pour lequel elle doit justement tomber le masque. Le personnage de Nina traverse une période où sa fausse personnalité se morcelle. L’affiche de Black Swan illustre très bien cette angoisse archaïque des schizophrènes : l’éclatement du corps. Le visage de Nina y est représenté fissuré. Alors que Nina a fini par atteindre son ultime but, la psychose découvre son vrai visage. L’ultime façon de mettre fin à ses délires et à ses angoisses est de se tuer, pour naître enfin. Le film s’ouvre sur le générique. Les caractères apparaissent en blancs sur fond noir. La musique de Tchaïkovski s’élève. La séquence est baignée de noir. Nina apparaît éclairée d’une lumière très crue : elle danse un passage du ballet Le Lac des Cygnes. La séquence finale du film rime avec la première, elle est son miroir. Nina termine en pleine lumière, un blanc éclatant. Elle a réussi à incarner son rôle à la perfection jusqu’à la mort. Le générique de fin est au contraire en caractères noirs sur fond blanc. Finalement, le seul moment où elle se réalise, c’est en se donnant la mort. Nina a sacrifié sa vie pour que le spectacle existe.
Par une double mise en abyme, celle de Nina incarnant son rôle jusqu’à se donner la mort comme dans le ballet de Tchaïkovski et celle de l’actrice Nathalie Portman se mettant au service d’un film dont le cinéaste veut atteindre la perfection, Aronofsky déroule son fil rouge : l’artiste doit mettre son corps et son âme au service du créateur, tel un pantin. Nathalie Portman avait déjà sacrifié sa chevelure pour le film V pour Vendetta. Ici, elle a suivi dix mois de cours intensifs de danse classique pour répondre aux attentes de son rôle, le rôle principal, comme Nina. Dans le film Les Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger, on retrouvait dans le milieu de la danse classique à la fois la métamorphose du personnage principal ensorcelé et aussi le sacrifice de la jeune femme. Aronofsky avait également traité cette obsession de la perfection avec son premier film Pi. Si Nina a l’illusion de la réussite dans le regard de son mentor et de sa mère, sa gloire est éphémère et prend fin immédiatement comme dans The Wrestler, par une chute mortelle. Sacrifié sur un immense autel blanc, Nina meurt pour le triomphe du spectacle. Les thèmes du sacrifice et de l’obsession sont présents dans ses autres films. Des ponts se dessinent entre eux, laissant présager que le prochain nous en offrira une nouvelle vision
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