Après avoir vu Tropical Malady, chaque étudiant·e a écrit un haïku sur son expérience du film, en un bref laps de temps. Puis, nous avons réalisé une lecture à haute voix, collective et ininterrompue, de ces phrases poétiques. Nous avons ensuite lu quatre critiques du film lors de sa sortie dans les salles françaises, respectivement signées par Stéphane Delorme (« Cœurs fantômes », Cahiers du Cinéma), Gérard Lefort (« Le baume du tigre », Libération), Jacques Mandelbaum (« Traque chamanique du désir dans la jungle », Le Monde) et Antoine Thirion (« Néonlogie », Cahiers du Cinéma). Chaque texte était amputé de son titre. Les étudiant·e·s devaient retrouver le titre correspondant à chaque critique, en justifiant leur hypothèse sur la base de l’idée, du style et du lexique déployés par les quatre auteurs. Après cela, en repartant de leur haïku et des mots des autres, les étudiant·e·s avaient pour mission de concevoir leur propre titre. Comment condenser sa sensation du film en à peine quelques mots, tout en ouvrant l’horizon d’un texte à venir ? La dernière étape d’écriture autour de Tropical Malady consistait à composer un texte sur le film, sur le mode de l’écriture automatique, c’est-à-dire en laissant un mot en entraîner un autre, sans planifier de structure préalable. Et ce, en répondant de manière organique à deux contraintes. Le titre initialement posé devait être la boussole du texte, autant pour l’idée que pour le ton qu’il porte. Deuxième paramètre : écrire sous l’influence de l’atmosphère et du lexique d’un poème reçu aléatoirement, au gré d’un corpus qui rassemblait Mahmoud Darwich, Henri Michaux et Adrienne Rich, notamment.
La présente publication rassemble l’expérience de « ce texte qui vient » par plusieurs étudiant·e·s. Cette étape d’écriture spontanée amène à déployer sur un mode sensible des idées personnelles qu’un format critique plus assumé pourra ensuite permettre de réagencer et approfondir. Certain·e·s étudiant·e·s ont d’ailleurs choisi Tropical Malady comme film pour leur texte critique individuel de validation du semestre et sont parvenus avec finesse à faire cohabiter l’expression de leurs sensations avec une solide argumentation.
Claire Allouche,
Attachée temporaire d’enseignement et de recherche en études cinématographiques à l’Université Paris 8, enseignante de l’atelier d’écriture critique au 1er semestre 2022-2023.
Dans l’assourdissant silence vert de la forêt, Banlop Lomnoi guète son amant prédateur. Une histoire d’amour moderne, puis la jungle ancestrale des chamans, des esprits, des mythes et des légendes. Le désir parfois contradictoire de ces deux amants trouve son écho dans le chaos de la jungle. Ils se chassent mutuellement, à tour de rôle. Quand ils se trouvent dans un regard final, le chasseur et le tigre ne sont-ils pas à égalité, tous les deux esprits ? Badiou n’écrit-il pas que l’amour « est un communisme a deux », c’est-à-dire une égalité par la mise en commun ? Alors que dans la première partie du film, un amant, le soldat, semble plus aimer que l’autre, dans la seconde partie, après une longue lutte acharnée, les deux personnages, sous la forme d’un chasseur retourné à l’état « primitif » et d’un tigre, sont à égalité et se regardent finalement avec une sereine passion. Et le terrain de l’égalité par excellence, ne serait-ce pas la jungle où toute hiérarchie est abolie, où tous les êtres se valent et où les singes parlent ? Finalement, ce film ne montrerait-il pas que le lien entre la Thaïlande moderne débordante et klaxonnante et ses antiques forêts primitives, où le silence hurle d’une voix humide et ne se tait jamais, comme jamais ne dorment les rues de Bangkok, ce serait l’amour immortel, éternel ? Ces amants sont les héros d’un conte qui ne saurait cesser d’être raconté en Thaïlande par les voix des chamans dans la jungle et en images animées par les cinéastes dans la ville moderne.
Philéas Sandillon, sous l’influence de « Pas ailleurs, mais ici » d’Adrienne Rich.
Tropical Malady nous émeut de sa douceur. Mais la brute nature qui reprend ses droits sur les cœurs nous fait haleter de peur, et alors nous nous retrouvons, nous aussi, à la recherche de nos amours ennemies. La nature est unificatrice et dévorante, embaumante, plus puissante que le haschich interdit.L’animisme s’invite par la communion de tous les êtres en une seule angoisse, une seule menace, incarnée bien au-delà du tigre prédateur. Celui patient, tueur, fou d’amour qui guette sa proie… Ou serait-ce sa proie qui le guette ? Un diptyque indissociable, car tout s’y mêle, avec son contraire, et sans l’une, l’autre partie n’est rien. L’exercice de dénouer les liens est impossible : si réel et pourtant si mystique, si proche et si lointain… La couleur dans l’obscurité, celle du noir que l’on croit complet mais qui s’illumine si les sens s’y adaptent, comme chez Soulages. Et ce sont les traces laissées par le corps traqué – empreintes dans la glaise, écorce écorchée, odeurs, vêtements – qui le remplacent. Plongé.es dans le noir, nous ne voyons rien mais nous savons tout. La mort est bruyante, tantôt tapie dans les feuillages et les sols humides, tantôt luciole dans la nuit et fantôme translucide. Elle est la maladie tropicale, ce mal étrange et insaisissable d’une heure et cinquante-deux minutes. Elle est le désir indicible mais pas invisible. À travers elle, Tropical Malady s’impose comme véritable mise à l’épreuve de l’humanité par la nature maîtresse des corps, de la mort et de la vie.
Anna Gosselet, sous l’influence de « Sous le phare obsédant de la peur » d’Henri Michaux.
Deux mondes, deux cœurs et une porte à franchir pour passer de l’un à l’autre : celle de la nuit. La nuit, toujours. Perdu dans l’ombre de la forêt, il te cherche. Tu écoutes la ronde des animaux, et eux les ondes de ta radio. Tu viens d’un autre monde, d’une nouvelle onde, ta fréquence n’est pas très fréquente ici. Les routes de voitures sont des champs de lianes et de feuilles. Les humains se transforment en singes. Plus tu avances, plus tu retournes en arrière, vers la nature, vers le monde, celui des bêtes sauvages. Un monde nouveau qui est en réalité plus ancien que toi, que ton souvenir, que ton amour. Il vit pourtant dans ton esprit et dans ta chair. Il n’est pas plus loin que ta maison. Écoute les murs, ils portent son nom, regarde les arbres, ils chantent son odeur. Tu es un homme qui a oublié qu’un jour il a été une bête sauvage. Ta mémoire est lente mais ton corps se souvient. Tu veux te transformer, tu cherches à t’enfuir hors des limites de ta peau. Tu quittes la ville à la recherche de ton autre. L’appel de la Taïga te hante. En sortant de ta caverne industrielle, la lumière de la nuit t’a démuni de ta vue. Ta lampe, comme un œil aveugle, parcourt la forêt et traverse ses bruits. Cette lumière c’est celle qui pointe dans ton esprit. Les sons, les cris, les feuilles, les troncs, le vent et la pluie, bout par bout le tout se forme. Et puis tu l’entends. Ses pas s’approchent mais restent dans l’ombre, la tienne. Un monstre au visage de tigre. Il t’effraie et tu voudrais l’abattre mais il n’est pas ton ennemi. Il est ta proie comme ton compagnon. L’attaquer c’est se condamner à sa vengeance. Ceux qui ont essayé ont péri. Pourtant si tu ne le tues pas c’est lui qui te dévorera. Que faire ? Il te dévore déjà de son regard, perché là-haut dans son arbre. Toi à genoux, le visage plein de boue, tu restes planté là, inutile et impuissant. Bientôt tu rejoindras sa prison solitaire. Bientôt il mangera ton corps et ton esprit que tu lui livres en ultime offrande. La mort est là derrière la porte, cachée comme un secret. Ses crocs se plantent dans ton cœur et tu deviens enfin éternel. Éternellement seul, mais avec lui. Ensemble vous êtes seuls. Sa main sur ton épaule voulait toucher ton cœur, maintenant c’est ton cœur qui respire dans la paume de sa main. L’amant perdu et l’amour retrouvé. Ton rêve prend fin et tu es mort. La vie c’est quoi du coup ? C’est un ti(g)rage au sort, à chacun son cœur, à chacun son corps.
Corps à corps à cœur perdu : une histoire de la forêt.
Elle est retrouvée. Quoi ? – L’éternité.
Nolan Caussin, sous l’influence de « Des pas dans la nuit » de Mahmoud Darwich.
Deux mondes,
Celui dont je me souviens, et celui auquel je m’abandonne.
Confus face à l’inconnu,
il me semble pourtant si familier :
Tropical et enivrant,
Sauvage mais hésitant.
Tapi dans l’ombre et dans la brume,
Ce fantôme, cet étranger,
Tigrée dans le clair-obscur
Rythmée par le feuillage au clair de Lune,
La bête n’a plus qu’à bondir.
La chaleureuse pénombre fait régner le doute
Mais aussi le désir.
Tout devient silencieux,
La jungle se transforme en rêve,
Nos cœurs alors synchronisés,
Avec l’animal je ne fais qu’un,
Il est mon reflet et je suis le sien
Spectres, amants et proies peut-être,
La Nature s’est alors emparée de moi,
Oubliant qui je fus dans ma vie d’autrefois.
Julia Fetouaki, sous influence de « La zone de silence » de Nicolas Bouvier.
Après la pluie, que reste-t-il ?
Les mâchoires tracées de Keng, les crocs reculés de Tong
qui ne se croisent jamais.
Les vêtements humides
de désir et la collision de leurs cœurs.
L’odeur de leurs mains
Prisonnières des cuisses<
au fond des fauteuils de cinéma.
Le voile de la jungle obscurcit la salle.
Que reste-t-il,
dans le noir ?
Le bruit des souffles et des branches
et les perles de sueur.
L’âme d’une vache disparue
son cadavre dévoré.
Keng traque son amour, la mort<
derrière une ombre.
Keng-Tong, qui aimera le dernier ?
Le premier sera dévoré
par le tigre, son amant.
Après les adieux, que reste-t-il ?
Le souvenir
qui nous retient
dans la jungle.
Mathéo Scorteccia, sous influence de « Les restes – Ce qu’il reste » d’Assata Shakur.
Être, renaître ou cesser de paraître,
telles sont les questions qui animent la Tropical Malady,
le passage en un clin d’œil d’un portail à l’autre,
celui de la présence à la disparition.
Dans une forêt luxuriante,
le décor est posé.
Ramages et ombrages
brouillent les esprits
et réchauffent les âmes.
Étouffante. Enivrante.
Elle entonne une chanson,
caresse les cheveux.
Après l’attraction et la séduction<
puis la disparition,
Que reste-t-il ?
hallucination ? réincarnation?
Après la rupture, la coupure
et la cassure,
Que reste-t-il ?
Fermer les yeux
et rien n’est plus
En un battement de cil,
Tout s’effile.
Qu’en est-il
des lumières de la ville
Dorant les corps amants
bécane mobile, la nuit s’obscurcissant.
Les faisceaux sur leurs peaux oscillent,
Éclairent les derniers instants
Oh ivresse ! Celle des corps et des âmes,
Peaux imbibées de désir et de sueur
Lèche ma main, prend mon cœur
et disparaît jusqu’à demain
Même si demain ne vient jamais.
Dans une jungle recluse
La légende dit,
que seuls les yeux du tigre
connaissent la vérité.
Est-ce métempsychose
Ou l’hypnose qui suinte ici ?
Monte la fièvre tropicale,
Tout devient bancal.
Verte nature s’obscurcit.
Forêt spectrale,
Pensant trouver l’antidote,
il finit noyé dans tes vapeurs.
Transe fatale.
Ivre de son corps,
son chagrin s’achève ici
Que reste-t-il ?
L’ivresse tropicale
plonge les amants dans un vertige éthylique.
Ils oublieront leur histoire.
Nous nous souviendrons d’eux.
La dévotion mortifère
Aimer à outrance,
à jamais.
Serait-ce ça, la Tropical Malady ?
Cléa Gajan, sous influence de « Les restes – Ce qu’il reste » d’Assata Shakur.
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