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Idylle fantomatique

Sur Tropical Malady (2004) d’Apichatpong Weerasethakul


Entre Keng, jeune soldat, et Tong, garçon de la campagne thaïlandaise, l’amour est tel qu’il franchit les espaces, les temporalités et le monde réel afin de s’affranchir de son enveloppe charnelle au profit d’une incarnation spirituelle et immortelle.

Quel être n’a pas grandi avec le murmure d’un conte ancien ou les échos d’une légende fantasmagorique ? Elles sont des repères, ces histoires, qui accompagnent et résonnent tout au long du processus existentiel. Dans son film Tropical Malady (2004), le réalisateur Apichatpong Weerasethakul explore, transfigure et transcrit un mythe de la jungle thaïlandaise à l’écran, dans une version biphasée : celle, contemporaine, retraçant l’idylle de deux jeunes hommes – Keng et Tong, suivie de la deuxième, où les amants essaient alors de se retrouver à travers le corps d’un chasseur et celui d’un tigre, dans lequel se loge un puissant chaman. La binarité instaurée dans le film s’inscrit comme un thème pour la suite de la trilogie personnelle du réalisateur – composée de Blissfully Yours (2002), Tropical Malady et Syndromes and a Century (2006) – qui opposera de nouveau dans le dernier volume deux parties en symétrie qui communiquent et se répondent. En cela, il y a quelque chose d’assez brechtien dans la structure du film – pensons notamment à Antigone (1948)– qui passe du quotidien à l’onirique, du moderne à l’archaïque comme deux échos d’une même histoire séparés par un bouleversement de l’espace et du temps. Chacune de ces deux unités de Tropical Malady aurait pu être indépendante. La seconde, qui met en scène dans la jungle thaïlandaise la poursuite réciproque d’un tigre chamanique et d’un chasseur qui finira par se livrer, semble être la légende dont est tiré le conte contemporain peignant un jeune amour qui se cherche dans la première. Comment alors comprendre le lien cinématographique les rassemblant, et surtout, dans quelles mesures entretiennent-elles un dialogue marqué par le matériel et l’immatériel, le réel et l’irréel ?

La singularité de Tropical Malady tient, certes, de sa bivalence formelle, mais surtout de son exploration de la perception de la matière malgré le biais du medium cinématographique qui, de fait, n’exploite de premier abord que la vue et l’ouïe. Le film ne cesse de jouer avec une dimension sensorielle, tout en cherchant à la perturber chez les spectateur.ices. Lorsque, dans la première partie du film, les gouttes d’eau résonnent sur le toit du perron de bois sous lequel se cachent les deux amants, c’est bien la chaleur de la pluie battante des campagnes thaïlandaises qui colle à la peau, et semble glisser le long de nos bras jusqu’aux confortables fauteuils de cinéma. Cette séquence délivre ce qu’elle a de plus tactile, de plus matériel, à travers la sensorialité auditive et visuelle de l’eau tombant du ciel et la sensualité suggérée entre les amants qui s’effleurent timidement de leurs mains. Exotisme d’un point de vue proprement occidental, peut-être. Mais surtout, c’est le refus d’une esthétisation des corps et de la jungle, menant à les regarder à l’échelle humaine, sans plongées suprématistes ni gros plans sensationnalistes, « glamourisants ». Les corps des deux amants sont constamment en tension, coincés dans des cadres serrés les poussant l’un vers l’autre, faisant ressortir la part irrationnelle de leur désir inassouvi. Apichatpong Weerasethakul filme une réalité singulière : l’appréhension et la découverte de la sexualité naissante de Keng et de Tong.

à l’inverse, la seconde partie du film est détachée de toute matérialité, à commencer par le développement de l’intrigue qui se fait dans un milieu naturel, à savoir la jungle thaïlandaise. Comme la forêt, la jungle est un lieu où l’on se perd, mais aussi où l’on se cherche. Le décor impose ainsi aux personnages un rite de passage, selon le concept de « liminality » défini par Victor Turner1Victor Turner, Dramas, Fields and Metaphors : Symbolic Action in Human Society, New-York, Cornel ; University Press, 1974, p. 230-271 : un seuil où un individu passe d’un état à un autre dans sa vie en faisant le chemin de l’ordinaire à l’inconnu, l’amenant à une meilleure compréhension du monde et de ses enjeux. Dans la jungle, les âmes de Keng et de Tong se cherchent et se poursuivent : le chasseur tente inlassablement de rattraper le fantôme chamanique qui le suit comme une ombre veillant sur lui jusqu’au tigre, véritable enveloppe de ce fantôme nu et tatoué. Il y a, dans ces séquences, quelque chose de l’ordre de l’insaisissable, puisqu’il s’agit notamment d’une course-poursuite, qui plus est, dans un milieu naturel contraignant, mais également parce que les deux personnages ne sont jamais cadrés ensemble, peinant à se retrouver. Pourtant, quand le chasseur finira par abandonner sa chair et son âme au tigre – accomplissement de la promesse de Keng de donner son cœur à Tong – la technique cinématographique les séparera toujours, et leur union ne restera que spirituelle.

La mémoire est une matière fluide, hantée par la peur et le désir qui nous animent. Dans Tropical Malady, c’est une mémoire corporelle, spirituelle, qui lie les différentes réincarnations des deux âmes errantes (Keng – le chasseur et Tong – le chaman), et qui les amène à se chercher et à se rejoindre au-delà des contraintes spatio-temporelles. L’histoire se répète, comme si deux cœurs sautaient d’un corps à un autre afin, chaque fois, de mieux se retrouver. Keng et Tong, le chasseur et le tigre, sont comme des aimants poussés par cette irrésistible attractivité qui plane comme un mystère dans la campagne thaïlandaise. La lente contemplation de ses paysages dévoile l’inconnu et apaise l’inquiétude de la jungle, qui devient alors une figure rassurante et bienveillante. La nature est à la fois témoin et source de ces relations parallèles. Elle les connaît, les accueille et les protège. L’épais brouillard nocturne les enveloppe et noie les personnages qui avancent dans une jungle embuée, abandonnant au passage leur enveloppe charnelle et leur identité. Le regard alors vaporeux, la matière ne semble plus palpable, et le tactile se fond dans la brume menant à un monde irréel. L’amour de Keng et de Tong a pu ne jamais exister, ou peut-être se répètera-t-il pour toujours.

Mona Gourdon

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    Victor Turner, Dramas, Fields and Metaphors : Symbolic Action in Human Society, New-York, Cornel ; University Press, 1974, p. 230-271
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