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La critique de cinéma aujourd’hui – Entretien avec Occitane Lacurie

Cet entretien avec Occitane Lacurie, critique pour la revue Débordements et doctorante en études cinématographiques, a été réalisé en novembre 2022 par les étudiant·e·s de l’atelier d’écriture critique de l’Université Paris 8, donné par Claire Allouche. 

Loin d’essayer de dresser une nouvelle définition de la critique de cinéma, cet entretien a pour volonté, à travers le travail d’Occitane Lacurie, de comprendre les enjeux d’une telle pratique qui, à l’instar de l’art auquel elle se rapporte, ne cesse d’évoluer. 

Les questions adressées à Occitane Lacurie ont été préparées en amont par l’ensemble des étudiant·e·s. Dans cette retranscription, compte-tenu du travail collectif accompli, nous avons choisi d’anonymiser celles et ceux qui ont posé les questions. La liste des participant·e·s figure à la fin du texte.  


Étudiant·e : De manière générale, comment se place-t-on face à une œuvre en tant que critique ? Qu’est-ce qui légitime cette position ? 

Occitane Lacurie : C’est une question vieille comme la critique ! Le propre de la critique, c’est qu’elle arrive dans un deuxième temps (voire plus tard encore), une fois que l’œuvre existe. Chris Marker démystifiait un peu cette croyance selon laquelle la critique avait un quelconque pouvoir sur le destin des films et que ses « coups de tête » n’étaient guère plus que des « coups de pouce » cinématographiques1Chris Marker, « Siegfried et les Argousins, ou le cinéma allemand dans les chaînes », Cahiers du Cinéma no4, juillet-août 1951 [en ligne], p. 4-11 : « Dans la compétition générale des films, la critique cinématographique n’intervient guère qu’au stade du huitième-de-finale. Les éliminatoires lui échappent. Il serait malaisé de définir ce premier crible où les mystères de la distribution, de la curiosité, de la sympathie, de la renommée et de l’anecdote décident du départ d’un film, d’un auteur ou d’une école, mais il est certain que lorsqu’il se flatte de choisir, le critique a généralement affaire à une matière qui est déjà le résultat d’un choix. Il découvre ce qu’on veut bien lui laisser découvrir, au hasard des sorties et des festivals, il fait son miel critique dans un moule a demi durci, dont il peut seulement modifier les contours, et ses coups de tête ne sont que des coups de pouce. ». Je pense que c’est avant tout un exercice personnel pour parler d’art. La critique est aussi un document d’époque, une archive d’un certain moment, d’un certain goût. Ce qui est intéressant, c’est moins mon avis à moi que la voix que je porte au sein d’un écosystème critique et qui contribue à un dialogue dans l’histoire présente du cinéma. 

É. : Dans l’entretien que vous avez accordé à Josué Morel et Mahaut Thébault pour la revue en ligne Critikat, vous dites que les films sont des « objets sociaux ». Comment se manifeste cette dimension sociale dans votre approche des films ? Est-ce toujours à travers ce prisme que vous construisez votre approche critique ? 

O. L. : Mon intérêt pour le film comme objet social a plusieurs origines. Quand j’étais au lycée, j’ai suivi un parcours Économique et Social. C’est un éternel regret dans ma vie de pas avoir continué dans les sciences humaines, mais d’un autre côté cela a été une voie d’entrée dans le cinéma puisque j’ai été aussi amenée à voir les films à travers ce prisme. Les images ont une portée critique, elles peuvent être étudiées aussi comme des faits sociaux qui circulent et à propos desquels on discute. D’un point de vue générationnel, c’est d’autant plus le cas, je pense par exemple à ma relation aux réseaux sociaux, aux images qui circulent sur Internet. Je pense qu’une approche voit le jour considérant une image prise dans un écosystème de textes et de paroles politiques. Quant à votre seconde question, il m’arrive effectivement de penser les films par d’autres prismes, là encore en raison de mon parcours universitaire, mais aussi parce que je me suis formée et que je vis en la France, ce qui explique que je puisse aussi avoir une approche esthétique avec un penchant philosophique ou littéraire. A fortiori on ne peut jamais s’extraire de là où l’on vient et cela pèse forcément dans le jugement que l’on porte sur les films. 

É. : Est-ce que vous diriez que si les films ne sont pas nécessairement politiques, ils sont en revanche nécessairement sociaux ?

O.L. : Je pense que tout ce qui est social est politique. Puisque les films témoignent toujours d’une réalité, ils le sont forcément. Je dirais que j’ai une approche matérialiste : je considère que les films témoignent toujours du processus de production dont ils sont issus. Ils ont été construits dans un écosystème productif particulier et en portent la trace : le point de vue adopté par le/la cinéaste, le contexte de production, la façon de financer les films, leur distribution, etc…

É. : Dans votre entretien dans Critikat, vous avez dit du Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma qu’il s’agissait d’un moment important dans l’histoire du cinéma. Est-ce que vous pourriez nous détailler en quoi les enjeux politiques et/ou esthétiques en font un film si important pour vous ?

O.L. : C’est intéressant que vous me posiez la question, parce que dans cet entretien (un peu fleuve), nous avons eu une discussion au sujet du Portrait de la jeune fille en feu qui n’a pas pu être gardé dans la retranscription, faute de place. J’avais évoqué deux raisons pour lesquelles je pense que c’est un film important. La première, plutôt personnelle, c’est la réception immédiate que j’ai eu de ce film quand je suis allée le voir au cinéma. J’ai été immédiatement persuadée d’assister à un moment de cinéma parce que j’avais l’impression de n’avoir jamais vu ça avant. Je me suis dit que c’était un film qui allait faire date parce que c’était quelque chose d’inédit au sens strict du termes, c’est-à-dire qu’on n’avait jamais entendu, qu’on n’avait jamais vu. Maintenant, d’un point de vue plus esthétique, je trouve que ce film prend à revers quelque chose de l’ordre de l’histoire de l’art, en dialoguant avec d’autres médiums, notamment la peinture et la tradition du portrait. J’avais l’impression que c’était à ce titre une manière de réécrire l’histoire de l’art et du cinéma. Dans un autre domaine, j’ai trouvé que Nope de Jordan Peele faisait un peu la même chose, du point de vue de l’histoire noire du cinéma cette fois-ci. En fait, j’ai l’impression que c’est avec le recul qu’on se rend compte de l’importance de ce film. Par exemple, récemment, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose du Portrait de la jeune fille en feu dans Saint Omer d’Alice Diop. Il y a eu un « avant » et un « après » Portrait de la jeune fille en feu. Une troisième raison tient au contexte sociopolitique dans lequel le film est sorti. On pense forcément à #MeToo, qui plus est dans le contexte français, avec le témoignage d’Adèle Haenel dans Mediapart. C’est peut-être le premier film militant féministe grand public. 

É. : Sur cette lancée féministe, comment vous vous positionniez-vous en tant que femme dans le milieu de la critique cinématographique, qui reste encore très majoritairement masculin ?

O.L. : Il m’est souvent arrivé de me disputer assez violemment avec certains confrères. Comme tu l’as dit, il me semble que c’est un milieu encore très masculin, c’est très difficile, pardonnez-moi du terme, de trouver une rédaction sans critiques se distinguant par leur sexisme. De ce point de vue là je suis assez contente d’être à Débordements, même si la parité n’y est pas stricte – (trois femmes sur neuf ce qui demeure un problème selon moi). Néanmoins, j’ai l’impression que lorsque qu’une remarque de la part des rédactrices est faite, par exemple sur l’écriture des hommes et les biais qu’elle peut contenir, elle est entendue et prise en compte. C’est quelque chose qui est important pour moi, c’est pour cette raison qu’il y a des rédactions où je n’irai jamais, ou du moins, j’aurai des réticences à y aller. Donc, oui, c’est un milieu encore très masculin, et masculin au sens où il manifeste des réflexes hérités d’une histoire plus ancienne qui est celle de l’histoire de la critique en France et pas uniquement celle de cinéma. Il me semble que certaines postures de dandy ou de poètes maudits subsistent, et avec elles, une certaine histoire du masculinisme en France. Ce qui me semble être un problème, et qui fait notamment qu’on est très en retard par rapport à d’autres pays, comme la Grande-Bretagne par exemple.

É. : Nous aimerions continuer sur la question du genre, notamment telle que vous l’abordez dans votre vidéo-essai Sur trois rencontres tardives. Pourquoi, selon vous, l’étude de genre au sein des études cinématographiques et dans la critique a-t-elle été évitée ? Est-ce quelque chose qui doit être un sujet à part entière ou gagnerait au contraire à être intégré à d’autres questions d’ordre politique et esthétique dans la critique ?  

O.L. : Il me semble que le problème est toujours le même lorsqu’on fait face à une nouvelle discipline, à un nouveau champ du savoir ou de la création. Ce problème c’est de savoir qui, comment, pourquoi et à partir de quel document on va écrire l’histoire de ce champ, à partir de quel roman fondateur on va l’écrire en quelque sorte. Il me semble qu’en France notre histoire du cinéma est très étroitement liée à une manière d’écrire qui repose sur les Cahiers jaunes, un groupe exclusivement masculin mené par André Bazin qui a lui-même une approche conservatrice et mystique de l’art et du cinéma. Cette démarche étant d’ailleurs totalement assumée, c’est une démarche politique de leur part. Ils recrutaient aussi les critiques dans des revues plutôt ancrées à l’extrême droite du spectre politique, c’est le cas de François Truffaut qui écrivait dans la revue Arts, une revue maurassienne, et d’ailleurs cela créait des dissensus à l’intérieur même des Cahiers du cinéma. Pierre Kast disait justement de François Truffaut quand il a écrit son fameux texte « Une certaine tendance du cinéma français » qu’il était un « étudiant maurrassien agité ». Le produit de cette situation, ça a été une approche très esthète. Quand j’utilise ce terme je suggère aussi une posture sociale, une sorte de position héritée des poètes de la fin du XIXe siècle qui faisaient de la critique. 

C’était une chose qui se construisait en opposition avec une autre figure qui était celle des femmes. Une figure de l’ordre de l’inertie, de la langueur, d’une sorte de méchanceté, peut-être la mesquinerie aussi et une forme de perméabilité complice à culture de masse. C’est une chose qu’explique très bien Noël Burch2 Noël Burch et Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, J. Vrin, coll. « Philosophie et cinéma », 2009, « Comme critiques, les jeunes gens qui créent les Cahiers du cinéma dans les années 1950 ne font que réactiver avec leur politique des auteurs cette quête d’une présence divine d’un créateur (du Créateur ? – un certain mysticisme chrétien informe souvent leur démarche). Ils vont l’imaginer président aux beautés du meilleur Hollywood classique. Pour les critiques bienveillants de l’époque, pour la quasi-totalité des historiens du cinéma depuis, leurs films donnent enfin des lettres de noblesse à un art qu’il avait fallu jusqu’alors ‘disputer’ au grand public, en quelques sortes. Aujourd’hui, elle apparaît que s’ils purent gagner au cinéma certaines couches sociales aux goûts raffinés, ce fut par une sorte de régression idéologique, introduisant massivement dans un domaine qui relevait jusque-là d’autres codes moins juvéniles, le schéma sexué de la grande littérature romantique : le jeune et fragile héros romantique, lourd de ‘grandes choses’, écartelé entre la léthargie malfaisante des femmes et l’amitié virile. » . Il est passé par les Cahiers du Cinéma et a beaucoup travaillé, notamment avec à Geneviève Sellier qui était sa doctorante, sur l’avant-garde homosexuelle et les questions féministes. J’ai découvert ces deux personnes assez tardivement. 

En les lisant et en revenant à des textes canoniques des Cahiers du cinéma, j’ai compris beaucoup de choses. Il y a eu un moment où ces textes fondateurs ont basculé : on s’est dit qu’il fallait faire des études cinématographiques à l’université. Par conséquent, il a fallu trouver des textes théoriques, des textes qu’il allait falloir élever à la dignité de textes à étudier et cela a été ceux des Cahiers du Cinéma, issus de cette communauté de pensée-là, marquée une approche esthétique du cinéma, peu réinterrogée depuis. Par opposition, les études culturelles ont été quelque chose de désesthétisant, refermant les films autour de questions de représentation. Alors que la représentation, c’est quelque chose de politique et c’est aussi une question esthétique : comment vous représentez quelqu’un, comment vous choisissez de le mettre en scène, comment vous décidez de positionner cette personne dans le cadre… Et ce n’est pas le seul domaine qui a fait les frais de cette première approche des études cinématographiques en France, il y a aussi l’approche en termes de théorie des média et l’histoire des sciences, car le cinématographe est aussi une pièce d’ingénierie. L’histoire des machines c’est quelque chose qui n’est pas passé à travers les mailles du filet d’une approche un peu plus phénoménologique ou alors en termes de philosophie du temps. J’ai l’impression qu’il y a une hiérarchie à un moment donné qui a été tracée entre ces plusieurs types d’approches pour des raisons tout à fait historicisables qui sont celles-ci selon moi. 

É. : Vous avez précédemment parlé de Nope (2022) de Jordan Peele, sur lequel vous avez écrit. Nous nous demandions comment vous avez travaillé à ne pas perdre votre point de vue critique dans votre texte tout en prenant en compte et en révélant l’ensemble des références qui traversent ce film.

O.L. : C’est vrai que c’est difficile ! Qui plus est quand on a ce défaut terrible d’être aussi universitaire. J’essaie de ne pas me perdre, de m’en tenir à une lecture, à une approche, qui peut ensuite partir dans différentes directions. Il faut déjà que je trouve une ligne qui m’intéresse particulièrement et que je l’explore. En l’occurrence, c’était la manière de réaliser une histoire du cinéma antiraciste, ou disons, qui cherche à répondre au racisme étasunien de l’histoire du cinéma et comment cela influence toute la mise en scène du film. Cela passe par l’intérêt porté aux machines, à la question de l’histoire-même des dispositifs de vision. J’ai l’impression que là ce qui m’intéressait dans le contexte du film, outre le temps long du racisme au États-Unis et de l’histoire de l’esclavage qui perdure jusqu’à nous, c’est l’histoire même de cet auteur qui vient de la télévision. Ce sont des informations qui viennent avec nous quand on entre dans la salle et nous amènent à nous interroger sur certaines choses forcément. Je m’impose aussi d’écrire assez vite mes critiques, contrairement aux articles universitaires sur lesquels, pour le coup, je passe plusieurs semaines. Pour une critique, je tente de ne pas prendre plus d’une après-midi. C’est une manière de me forcer à garder mes premières impressions et les déplier. 

É. : N’est-ce pas un peu frustrant ? Ça ne vous donne pas envie de revenir sur ce que vous avez écrit ?

O.L. : Si, mais justement, je me dis que j’y reviendrai dans un autre cadre, potentiellement dans celui de la recherche.

É. : Dans leur texte « Nos préceptes critiques3 Manny Farber et Patricia Patterson, « Nos préceptes critiques », in Manny Farber, Espace négatif, Paris, P.O.L, 2004, p. 444. Traduit de l’américain par Brice Matthieussent.  », Manny Farber et Patricia Patterson proposent : « Anonymat et froideur, ce qui implique d’écrire une critique centrée sur le film plutôt que sur soi, de prendre une distance par rapport au matériau et aux individus impliqués. À quelques rares exceptions près, nous n’aimons pas rencontrer le réalisateur ni aller aux projections de presse. » Que pensez-vous de cette citation ? Partagez-vous cette position vis-à-vis de l’influence que peuvent avoir le contexte de visionnage des films sur votre travail critique ?

O.L. : Il y a des films pour lesquels j’aime prendre de la distance, mais j’aime quand même toujours voir aussi quels débats ils suscitent. Par exemple, je pense à Athena de Romain Gavras récemment. Je n’ai pas écrit dessus, mais j’ai passé beaucoup de temps à lire des threads sur Twitter de personnes concernées. J’ai suivi comment les gens réagissaient et comment le film ensuite circulait dans le débat public. J’ai fait la même chose au moment de la sortie de Bac Nord (2020) de Cédric Jimenez. J’avais été très intéressée d’accompagner les chemins du film, notamment le fait qu’il soit l’objet d’un ciné-club des syndicats de police. Ce sont peut-être des symptômes dont il faut chercher les causes esthétiques, en termes de mise en scène, mais j’ai quand même l’impression que c’est toujours intéressant de voir comment le film met en mouvement la société. 

É. : En lisant votre compte-rendu du festival de FIDMarseille, nous avons remarqué que vous changiez de style d’écriture, de type de langage, en fonction des films dont vous faisiez la critique. Comment vous expliquez ce changement ?

O.L. : Pour la forme du compte-rendu de festival, je cherche penser les intentions de programmation des films montrés. Je m’efforce de comprendre comment cela peut créer des tendances, amener à se poser telle ou telle question. Concernant Les Algues maléfiques (2022) d’Antonin Peretjatko, nous avons décidé avec les deux autres critiques, Barnabé Sauvage et Stefano Miraglia, de le placer au tout début de notre texte pour montrer notre indignation. Nous trouvions que ce film ne partageait rien avec le reste de la sélection. Quant à la question du style, je crois que cela vient du fait que ce film se plaçait lui-même sur un niveau très différent par rapport aux autres titre montrés, qui sont souvent le fruit d’un long travail, de création et réflexion. Le film de Peretjatko se présentait sous la forme d’un pamphlet raciste et nous avons décidé d’y répondre sur un ton similaire. J’ai l’impression que je m’adapte à l’œuvre que je critique sur le plan de la rhétorique. 

É. : Vous réalisez des films essais en parallèle de l’écriture critique et vous participez à l’émission de radio « L’esprit critique » sur Mediapart.  Est-ce que chaque media induit une disposition critique particulière ?

O.L. : L’essai vidéo se situe vraiment à mi-chemin entre la critique et la recherche. J’en fais beaucoup moins que ce que j’aimerais car cela prend beaucoup temps. Mon essai sur Westworld et L’année dernière à Marienbad touche vraiment à mes sujets de recherches. De façon générale, la question des média, l’histoire des techniques et comment le cinéma parle de ces choses-là sont les sujets qui m’intéressent en tant que chercheuse. Concernant l’essai vidéo, j’avais l’impression depuis longtemps que ces deux œuvres dialoguaient ensemble, mais que ce serait long et fastidieux de le démontrer par un texte. Il m’a semblé que la forme visuelle était plus parlante. C’est aussi parce qu’à ce moment-là, je découvrais le travail filmique de Chloé Galibert-Laîné. J’ai eu envie de me prêter au jeu à mon tour. Plus généralement, je pense que pour les films qui ont un discours méta, qui questionnent directement la forme, les images, la mémoire, on ne peut pas se contenter de les décrire et de les commenter, car on risque de casser leur mouvement. Le film essai permet de prolonger leur geste et d’aller plus loin.  

É. : En ce qui concerne votre participation au podcast « L’Esprit critique », en quoi le dialogue en direct avec d’autres critiques influe sur votre position critique ? 

O.L. : J’aime beaucoup la radio et la conversation est quelque chose qui me plait, toutes thématiques confondues. Je préfère discuter des films qu’écrire dessus, je trouve que cela apporte quelque chose de très différent, pour confronter les avis, mais aussi parfois pour se surprendre soi-même en termes de réactivité suite aux interventions des autres. Il faut savoir qu’à « L’Esprit Critique » on ne parle pas du tout avant d’enregistrer l’émission. C’est une surprise totale ! Cela apporte beaucoup à ma réflexion sur le moment et à la spontanéité de mes réponses. C’est un format qui tient davantage à l’improvisation qu’une critique écrite dans laquelle on suit plutôt le fil de sa pensée. 

É. : Vous réalisez vous-mêmes des podcasts pour la revue Débordements. Nous avons écouté l’épisode que vous dédiez au travail de Jean-Gabriel Périot. La parole du cinéaste est au cœur de la bande sonore, on ne vous entend pas. Comment avez-vous procédé : vous lui avez posé des questions que vous avez ensuite coupées au montage ?

O.L. : En effet, nous avons posé des questions à Jean-Gabriel Périot que nous avons ensuite coupées. Nous voulions donner à entendre une parole libre du cinéaste en écho avec les extraits de films. Notre choix était vraiment de suivre sa voix à lui. Je trouve intéressant de donner à entendre la parole d’un artiste dialoguer avec sa propre œuvre.  

É. : Pensez-vous que le critique doit s’isoler pour écrire ou qu’il gagne au contraire à se laisser influencer par d’autres voix, celles des cinéastes mais aussi d’autres critiques ?

O.L. : Personnellement, je revendique le fait de me faire influencer. Je veux dire, je discute tout le temps, mon compagnon est lui-même critique et universitaire… Là aussi, si on est un peu matérialiste, je vis avec une personne avec laquelle je discute tout le temps de cinéma et de films, donc il y a forcément une influence dans mon travail. J’écoute aussi d’autres voix dans le débat public. Ma formation politique est indissociable de ma formation cinéphile. J’utilise beaucoup le mot « matérialiste » par exemple, on se doute bien que cela vient d’une vision politique des choses. Pour la question de l’influence par les cinéastes, la personnalité du ou de la cinéaste peut effectivement avoir une forme d’influence sur moi ou sur la manière dont la personne parle de son film. Je reviens à Saint Omer :  quand je l’ai vu, Alice Diop intervenait juste après. Elle est connue pour l’éloquence avec laquelle elle parle de son œuvre, ce qui n’est pas le cas de tous les cinéastes. Juste après la projection, lorsque les images sont en train de se sédimenter dans votre tête, la parole du ou de la cinéaste peut vous conforter dans vos sentiments ou vous amener ailleurs. C’est très difficile d’être incorruptible…

É. : Préféreriez-vous être incorruptible pour réaliser votre travail critique ? 

O.L. : L’objectivité est quelque chose dont j’ai fait le deuil depuis longtemps.

É. : Vous diriez plutôt que la critique implique de partager des subjectivités ?riez-vous être incorruptible pour réaliser votre travail critique ? 

O.L. : Oui, c’est ça. En plus, je suis sans doute le produit de mon époque, de mon genre, de pleins d’autres dimensions. Là aussi, à un moment, je ne peux pas m’en abstraire et je ne peux et ne veux pas tout faire pour que cela change. J’ai l’impression que, ce qui est important, c’est de savoir ce par quoi et pourquoi on accepte de se laisser influencer, comment on se construit par rapport à toutes les influences qui nous traversent. La neutralité, l’objectivité je ne pense pas que ce soit atteignable, parce qu’on garde toujours son point de vue. 

É. : Nous avons lu l’entretien que Mathieu Macheret a donné à Critikat pour les « Perspectives critiques ». Il dit notamment que la critique a tendance à trop suivre l’actualité des sorties en salles, ce qui a comme limite que beaucoup de textes s’intéressent finalement à trop peu de films. Il invite les critiques à donner leur propre sens de l’actualité. Qu’en pensez-vous ? Quel est votre sens de l’actualité ? 

O.L. : À « L’Esprit Critique », le principe est de suivre le calendrier des sorties en salles, même si nous avons ponctuellement la possibilité de faire des capsules sur d’autres sujets qui nous intéressent. À Débordement, nous publions finalement peu de critiques en proportion. Il y en a, évidemment, mais sans prétendre à l’exhaustivité. Nous traitons de films qui sortent tout en développant une partie de recherches et de notes diverses, qui donne lieu à des textes de natures extrêmement différentes. Je dirais que c’est là que nous fabriquons notre propre réalité. À ce titre, j’avais commencé une série : après avoir lu Rester barbare de Louisa Yousfi4Louisa Yousfi, Rester barbare, La Fabrique, Paris, 2022. , j’ai été ramenée à un film que j’avais vu plusieurs mois auparavant, Residue de Merawi Gerima, et cela a donné lieu à un texte, « Voir Residue avec Louisa Yousfi », qui mélange ces deux actualités. C’est quelque chose qui est assez agréable à Débordements : avoir un espace pour parler de choses qui ne répondent pas strictement aux sorties en salle. Il y a aussi une partie réservée aux entretiens, qui ne répondent pas toujours aux films à l’affiche. Cela dit, le podcast que nous avons fait avec Jean-Gabriel Périot, nous l’avions enregistré en amont et nous avons décidé de le mettre en ligne au moment où Retour à Reims est sorti en salles. 

É. : Nous vous avons précédemment demandé si votre disposition critique changeait selon le média où vous vous exprimez. Dans quelle mesure diriez-vous que cela a aussi à voir avec le public auquel vous vous adressez ? 

O.L. : Cela a effectivement une influence. Quand j’écris une critique, je vais peut-être avoir un ton légèrement différent, notamment si la dimension de la recherche vient s’immiscer ou non. Il m’était assez difficile de me sentir sûre de moi pour « L’Esprit critique », au début. J’avais déjà fait de la radio avant, mais c’était dans un cadre associatif, avec des personnes de mon âge. Pour « L’Esprit critique », je me retrouvais à parler avec des personnes plus expérimentées, notamment aux côtés d’Alice Leroy qui a été mon enseignante ! La prise de parole publique est toujours quelque chose de difficile. À l’écrit, on est peut-être plus libre de son style, sans doute parce qu’on le maîtrise et qu’on a le temps de le peaufiner.

É. : Nous n’avons pas encore parlé de la distinction entre la critique et la cinéphilie. Dans l’entretien accordé à Critikat, vous parlez d’ « entrer dans un film ». Qu’est-ce qui selon vous différencie le travail du cinéphile et celui du critique ? Est-ce que ce sont deux dispositions indissociables ?

O.L. : Je ne sais pas si je suis cinéphile. C’est une vraie question que je me pose, notamment récemment. La revue britannique Sight and Sound demande chaque année à un certain nombre de critiques dans le monde de faire le Top 10 des « meilleurs films de tous les temps ». Cela m’a plongé dans des abîmes de perplexité… Il y a tant de films que je n’ai pas vus, ce qui me donne l’impression d’avoir des lacunes terribles, notamment par rapport à certaines cinématographies. En fait, ce que je croyais être la cinéphilie, et qui m’a poussé à faire des études de cinéma, c’est cette mode des classements des années 2010, une sorte de cinéphilie de liste des films qu’il faut avoir vu. Tout ça pour vous dire que ma cinéphilie à moi est encore très juvénile, ce qui a pu me complexer à plusieurs égards, notamment quand il faut faire son Top 10 pour Sight and Sound. Aujourd’hui, si je continue à avoir du mal avec une certaine forme de cinéphilie, j’ai fait la paix avec elle. 



Retranscription et édition de l’entretien réalisées par Nolan Caussin, Cléa Gajan, Maya Favre et Julia Fetouaki.

Etudiant·e·s ayant participé à la préparation et la réalisation de cet entretien : 

Jeanne Arrêteau ; Hugo Battistella ; Lou Boudet Marin ; Gautier Bourges ; Sacha Calliès ; Valentina Calligaro Strabach ; Nolan Caussin ; Lou Chrétien ; Alice Creusot ; Kika De Rooij ; Maya Favre ; Julia Fetouaki ; Nina Fragale ; Louane Fresny ; Cléa Gajan ; Anna Gosselet ; Mona Gourdon ; Joseph Guignard ; Ariane Jeannesson ; Julia Fetouaki; Djai La Brosse ; Awen Legrand ; Lou Levasseur ; Nina Levy ; Qianhui Li  ; Lionel Ramboa Ravelo Raony ; Mohamed Taoufki Ryad ; Henryk Sallee ; Nassur Sandi Ide ; Philéas Sandillon ; Mathéo Scorteccia ; Size Tao ; Sacha Von Dorpp. 

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    Chris Marker, « Siegfried et les Argousins, ou le cinéma allemand dans les chaînes », Cahiers du Cinéma no4, juillet-août 1951 [en ligne], p. 4-11 : « Dans la compétition générale des films, la critique cinématographique n’intervient guère qu’au stade du huitième-de-finale. Les éliminatoires lui échappent. Il serait malaisé de définir ce premier crible où les mystères de la distribution, de la curiosité, de la sympathie, de la renommée et de l’anecdote décident du départ d’un film, d’un auteur ou d’une école, mais il est certain que lorsqu’il se flatte de choisir, le critique a généralement affaire à une matière qui est déjà le résultat d’un choix. Il découvre ce qu’on veut bien lui laisser découvrir, au hasard des sorties et des festivals, il fait son miel critique dans un moule a demi durci, dont il peut seulement modifier les contours, et ses coups de tête ne sont que des coups de pouce. »
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    Noël Burch et Geneviève Sellier, Le cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, J. Vrin, coll. « Philosophie et cinéma », 2009, « Comme critiques, les jeunes gens qui créent les Cahiers du cinéma dans les années 1950 ne font que réactiver avec leur politique des auteurs cette quête d’une présence divine d’un créateur (du Créateur ? – un certain mysticisme chrétien informe souvent leur démarche). Ils vont l’imaginer président aux beautés du meilleur Hollywood classique. Pour les critiques bienveillants de l’époque, pour la quasi-totalité des historiens du cinéma depuis, leurs films donnent enfin des lettres de noblesse à un art qu’il avait fallu jusqu’alors ‘disputer’ au grand public, en quelques sortes. Aujourd’hui, elle apparaît que s’ils purent gagner au cinéma certaines couches sociales aux goûts raffinés, ce fut par une sorte de régression idéologique, introduisant massivement dans un domaine qui relevait jusque-là d’autres codes moins juvéniles, le schéma sexué de la grande littérature romantique : le jeune et fragile héros romantique, lourd de ‘grandes choses’, écartelé entre la léthargie malfaisante des femmes et l’amitié virile. »
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    Manny Farber et Patricia Patterson, « Nos préceptes critiques », in Manny Farber, Espace négatif, Paris, P.O.L, 2004, p. 444. Traduit de l’américain par Brice Matthieussent.
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    Louisa Yousfi, Rester barbare, La Fabrique, Paris, 2022.
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