Loading. Please wait...

Catégories

Tags

La lumière de l’eau

Sur Le Monde du Silence (1956) de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle


Plonger dans le noir. Éclairer une zone sans lumière. Découvrir le secret derrière la porte. La mer s’ouvre et nous dévoile sa sombre profondeur : c’est la partie immergée de l’iceberg. Pour la voir, inutile d’attendre sur le bateau, elle ne bougera pas. Il faut venir à elle, partir à sa rencontre, même s’il n’y a pas de cailloux pour nous indiquer le chemin. Il faut le creuser soi-même. Au début, il fait trop noir, on ne voit rien, donc on s’éclaire avec la torche de nos connaissances (la seule flamme qui résiste à l’eau). C’est un peu ce que raconte Platon dans son Allégorie de la Caverne, simplement à son époque la plongée sous-marine n’existait pas. Le Monde du Silence, c’est une même aventure sauf que cela se passe sous l’eau, à travers les reflets de l’eau, à travers ses ondulations. La lumière aveuglante du soleil, deviendrait ici, le noir abyssal des profondeurs. Dans les deux cas, il faut trouver un moyen d’y voir clair. Difficile de comprendre le premier plan du film où des hommes, armés de torches, sombrent vers les profondeurs de la mer, autrement que l’idée de l’homme qui sort de sa caverne à la découverte d’un monde nouveau. Mais découvre-t-on vraiment ce qui est déjà là ? Après tout, les fonds marins n’ont pas bougé, ils n’ont pas attendu qu’on les filme pour exister. Ce monde nouveau est en réalité bien plus ancien que nous. Finalement c’est ça le sujet du film : l’exploration d’une partie du monde dont nous ne sommes pas conscients, autrement dit (selon Freud), inconscients. Plus qu’un documentaire, cette plongée au cœur des fonds marins est un cheminement vers la connaissance, vers le vrai, vers le monde. Et si nous avons le sentiment d’avoir appris quelque chose de l’univers aquatique et de la vie des marins, nous avons en réalité désappris les connaissances que nous en avions, c’est-à-dire nos préjugés. Le cinéma devient une arme pour lutter contre les préjugés, contre l’ignorance. C’est tout l’objectif du commandant Jacques-Yves-Cousteau, plongeur et océanographe, qui depuis longtemps cherche à mettre en lumière les profondeurs de la mer. Pour nombre d’entre nous, l’ignorance de ce monde plane dans nos esprits tel un nuage noir obstruant notre vue du ciel. Grâce au cinéma et à ses images, l’amateur cinéaste éclaire nos consciences endormies et nous montre un monde qui nous était jusqu’à présent inconnu ou du moins méconnu. Là où dansent les dauphins, où mangent les requins, là où vivent les coraux et où dorment les bateaux. Aujourd’hui sans doute moins, mais en 1956, quand sort le film, les fonds-marins représentent une sorte d’idéal naïf qui fait fantasmer car personne encore n’a osé s’y aventurer. C’est donc dans une sorte d’élan presque pédagogique que Cousteau décide durant trois ans de filmer les fonds-marins à bord du navire La Calypso avec la précieuse aide de Louis Malle qui co-réalise le film et tourne la plupart des images de leur Odyssée. Tel Mendoza et son équipage à la conquête des cités d’or, Cousteau et les siens (plongeurs, scientifiques et chercheurs) pionniers de l’exploration sous-marine, partent à la rencontre de la mer pour en ramener les secrets les plus mystérieux.

Mer Méditerranée, Océan Indien, Mer Rouge, Golfe Persique, le commandant Cousteau nous installe dans la cabine de son bateau et nous fait découvrir d’incroyables destinations, dont certaines encore jamais explorées par l’être humain. Une façon pour nous de découvrir le quotidien des marins, de connaître leurs habitudes et de partager leur ennui quand ils naviguent seuls au milieu de l’océan. La force du film vient de là également. Pendant plus d’une heure, nous vivons à bord de La Calypso, nous devenons marins. Nous voilà depuis notre siège de cinéma, comme ces enfants de la mer, les yeux sous l’eau grands ouverts. Nous partageons leur émerveillement lorsqu’ils sont témoins d’une parade de dauphins, leur consternation quand un bébé orque se fait lacérer par les hélices du bateau, leur panique aussi lors d’une attaque de requins, ou encore leur fatigue quand depuis de longs jours ils n’ont pas vu de terres. Assez astucieusement, le film nous donne l’impression que nous découvrons en même temps qu’eux ce qu’il se passe lors de cette expédition. Le film est un miroir que l’on promène le long de la mer. Ces marins sont des projections de nous-mêmes. Notre découverte n’est rien d’autre que la leur. Cette proximité (voire parallélisme) s’installe à la fois par le choix de prises de vues subjectives qui relatent un point de vue qui pourrait être celui d’un marin mais aussi par le biais de la voix off qui commente le périple étape par étape. En utilisant le “nous” pour désigner les marins et décrire leurs actions, c’est aussi le spectateur qui est visé et donc inclus par le narrateur. Immobiles depuis notre siège, nous voyageons en réalité à travers mers et océans. Cousteau nous donne accès à un monde qui nous est étranger, presqu’inaccessible. Cette voix off confère par ailleurs un caractère particulièrement authentique aux images. Nous sommes comme obligés de croire ce que nous voyons puisqu’on nous prouve que c’est vrai. Ce qui entretient notre intérêt durant tout le film ce n’est donc pas une quelconque intrigue, mais bien une forme d’étonnement constant par rapport à ce qui apparaît sur l’écran.

Mais ce voyage au centre de la mer est surtout un voyage cinématographique. Le Monde du Silence, découpé en séquences par Louis Malle, co-réalisateur du film avec Cousteau, possède un rythme permettant de toujours conserver l’intérêt du spectateur. Le film alterne à la fois images sous-marines (à l’intérieur) et images sur le bateau (à l’extérieur) mais également entre prises de vues documentaires et images chorégraphiées. Pour n’évoquer que deux séquences, nous avons par exemple comme images sous-marines chorégraphiées la découverte d’une épave de bateau. Magnifique séquence où un plongeur explore, presque en dansant, ce qui est devenu la maison des poissons. On entend même résonner une voix de femme à un moment lorsque le nageur tente d’arracher un coquillage accroché sur une sorte de cloche. La voix des malheureux naufragés ? La voix de la mer ? Dans cette séquence, le rythme est comme suspendu, hors du temps. On sent la mort mais on respire la vie. Comme images naturelles, cette fois en extérieur, nous avons la terrible séquence des orques où un bébé se prend accidentellement dans l’hélice du navire et se fait lacérer le corps. Sortis de l’immensité de l’océan, voilà que débarquent d’autres orques venant au secours de leur compagnon. Ce ne sont ni des acteurs, ni des figurants rémunérés et cela se voit à l’image car nous sentons dans l’accélération du rythme et l’enchaînement des plans que cet événement surprend nos marins. Contrairement à la séquence précédente, le rythme du film se précipite et nous plonge au cœur de la panique à bord. Les marins pris au dépourvu et consternés de ce qu’il se passe, suivent la pauvre bête et décident d’abréger ses souffrances en l’attachant à leur bateau. Cette fois-ci on sent la vie mais on respire la mort. Si cette séquence peut faire penser à l’histoire Le vieil homme et la mer (séquence d’ailleurs suivie de l’attaque des requins qui dévorent l’orque amarré, exactement comme dans le livre d’Hemingway), on se sent surtout plus proche d’un certain type de cinéma : le cinéma-vérité. Capter l’action sur le moment, sans altérer la réalité. Ce type d’image offre un réalisme absolument incroyable au film.

Finalement Le Monde du Silence est bien plus qu’un simple documentaire, c’est une véritable œuvre cinématographique, pensée pour et avec les moyens du cinéma. Mais c’est également ce qu’on peut lui reprocher… Peut-être est-il trop évident que ce film est destiné au grand public qu’on doit à tout prix chercher à impressionner. Le choix des musiques peut ainsi devenir assez importun car il confère parfois au film des allures burlesques. La parade des dauphins par exemple est accompagnée d’une musique de parade justement, pour appuyer le trait et amuser les spectateurs. Surtout, ce qui dérange est que, contrairement à son titre et à la réalité du milieu sous-marins, Cousteau ne nous laisse jamais entendre le silence de ce monde bleu. Le film est tout sauf silencieux. Tous les sons ont été rajoutés par la suite, aucun n’a été enregistré directement (même si cela provient du manque de moyen technique de l’époque). D’une certaine façon, les musiques et les sons utilisés traduisent le côté invraisemblable, sensationnel des images mais, justement, ce peut-être ce qui nous empêche de les apprécier d’autant plus. Ce qu’on pourrait reprocher à cette utilisation de la musique, c’est donc faire pencher le film vers le sentiment, en cherchant à séduire les spectateurs. Ici, la musique trompe l’image en voulant l’enjoliver. Finalement le choix des musiques et les sons fabriqués vont à l’encontre de l’effet de réalisme des prises de vues, faites avec les moyens du bord, sur le moment, et reflétant la vérité de ce qui est filmé, autrement dit, confèrent un point de vue neutre. Le film reste tout de même une prouesse technique et il est le premier à dévoiler le monde sous-marin en couleurs. C’est pourquoi il a fait autant de bruit à sa sortie : Palme d’or en 1956 au festival de Cannes et Oscar du meilleur film documentaire en 1957.

Enfin, il est intéressant de revoir Le Monde du Silence aujourd’hui car c’est un film qui témoigne d’une époque maintenant révolue. En même temps qu’il nous plonge dans les eaux profondes de l’océan, le film nous catapulte directement dans les années 50-60. À une époque où personne ne s’intéresse à la crise climatique et où personne (ou presque) ne possède de conscience écologique. Une époque où les scientifiques, chercheurs, et explorateurs de l’océan sont tous des hommes blancs, certains plus proches du vikings que du marin. Ainsi, quelques images peuvent nous choquer comme par exemple l’utilisation de la dynamite pour répertorier les poissons ou la façon dont sauvagement les marins tuent les requins. Ce qui bien sûr aujourd’hui paraît impensable. C’est pourquoi il faut prendre garde à ne pas tomber dans la facilité de l’anachronisme et de reprocher au film quelque chose qui n’existait pas à son époque. Ce film marque le début d’une nouvelle aire et d’une nouvelle génération, celle qui montre en dénonçant, celle qui pointe et qui signale. Après tout Fritz Lang l’avait déjà énoncé “Le cinéma est un divertissement qui doit critiquer quelque chose”. L’histoire se répète mais évolue.

Nolan Caussin

Lire Détails Détails Like 1

Partagez sur vos réseaux sociaux :

Ou copiez et partagez simplement cette url :
Articles similaires