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Naufrage de la modernité

Sur Le Monde du Silence (1956) de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle


À bord du Calypso, les corps nets et semi-dénudés des marins et plongeurs se prélassent sous un soleil de plomb. La vie est belle dans les années cinquante pour ces colons aquatiques, pour qui la sphère sous-marine esquisse de nouveaux horizons de connaissance et de splendeur.

Premier film documentaire du réalisateur Louis Malle et de l’explorateur océanographique Jacques-Yves Cousteau, Le Monde du Silence a été tourné entre 1954 et 1955 au moment des explorations sous-marines du commandant et de son équipage. La production de l’œuvre se situe dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en pleines Trente Glorieuses. Cette période se cristallise autour de l’idée du progrès technique et industriel, qui a participé à façonner un sentiment d’opulence sur fond de modernité. C’est d’ailleurs en ayant eu recours à des technologies jamais utilisées auparavant que Le Monde du Silence a pu voir le jour, puisqu’il a fallu concevoir des appareils dans des caissons imperméables, capables de filmer en couleurs sous l’eau dans des profondeurs extrêmes. À ces nouveautés de prises de vue se marie également l’innovation des techniques d’explorations sous-marines présentées dès les premières scènes du long métrage avec le scaphandre autonome à air comprimé, ou encore les scooters de mers. La clarté des images et leur dimension novatrice a permis au film de recevoir la Palme d’or du Festival de Cannes en 1956, ainsi que l’Oscar du meilleur film documentaire l’année suivante.

Conscients d’être les pionniers de ce sujet de documentaire – jamais le public français n’avait saisi d’aussi près la beauté du monde marin et l’immensité de ces possibles –, Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle composent une mise en scène digne de n’importe quel pionnier : celle qui met l’explorateur au centre de l’explorable. Cette impression s’incarne dès le premier plan du film où l’on assiste d’abord à une scène de plongée composée de scaphandriers qui portent des flambeaux et entraînent le public dans leur descente vers les abîmes de l’océan. Dès lors, c’est le regard de ces « surhommes subaquatiques », surnom imaginé par André Bazin1André Bazin, Le Monde du Silence, France Observateur, Mars 1956 en 1956, qui s’impose et c’est par leur lumière qu’ils guident le récit.

Lorsque le commandant Cousteau indique que les scaphandriers munis de bonbonnes à air comprimé « évoluent librement », il ne se cache pas non plus du double sens évoqué par ces termes. Partout où ces hommes passent, ils déambulent dans le cadre, comme de fiers conquérants qui imposent leur manière d’agir. Ainsi, quand le Calypso fait amarrage près d’une île où vivent paisiblement des tortues, ils s’empressent de leur monter dessus en les écrasant bigrement de tout leur poids. Le ton de Cousteau, qui peut être pris comme une forme de cynisme, indique qu’ils sont sans doute les seuls hommes ayant jamais foulé cette terre de sable alors que l’on constate, au plan suivant, qu’un natif s’y promenait déjà. Visant à émousser son public occidental, la mise en scène du Monde du Silence tient à une succession de scènes où les plongeurs envahissent le cadre en même temps qu’ils anéantissent le vivant sur une musique sensationnelle. Dans une scène en particulier, la musique composée par Yves Baudrier, jobarde, s’incruste dans la pellicule tandis qu’une multitude de poissons succombent sous le coup de la dynamite. Un travelling s’attarde sur les coraux réduits en poussière et un cimetière de poissons que les hommes empilent au bord de l’eau, et à la toute fin, on assiste en plan serré à l’agonie d’un diodon qui se dégonfle sur ce monceau de cadavres.

La suite des aventures aborde la dynamique de l’homme moderne dans laquelle se recoupe la mise en valeur du corps masculin qui se meut, plonge, nage, mange, navigue et tue, et ce, accentuée par de nombreux plans serrés s’attardant en détail sur les contours de la peau, du dos, des jambes et de la poitrine lustrée des marins. Certaines séquences ne concernent même pas l’exploration sous-marine, comme celle où, dans un moment de fortes chaleurs, un matelot sur le pont est montré en gros plan en train de se faire arroser d’eau par un autre. Si cette composition des corps masculins sert un propos réaliste – celui du quotidien de l’équipage –, son insistance et sa répétition laisse apparaitre une mise en lumière homo-érotique de la virilité. L’idéal masculin est valorisé par sa beauté physique, son humour bon enfant et sa capacité à tuer les monstres des mers. C’est la naissance d’un nouveau héros des océans. Le Monde du Silence atteint son point culminant lorsque Cousteau convoque une « haine ancestrale » envers les requins qui se sont réunis autour du navire après la mort d’un cachalot. Ce sont les bras qui hissent et plantent leur détestation de l’animal, le sang des requins coule à flot et se déverse dans l’océan. À la surface comme dans les eaux profondes, le héros moderne brille par sa productivité et ses innovations technologiques, mais ne peut céder à ses pulsions de domination mortifères.

Rien, dans la forme que prend le récit, n’honore la promesse du titre. Une invasion sonore se joue ici, n’invitant guère les spectateur·ice·s à se placer au même niveau de perception que les plongeurs. Elle autorise cependant à prendre la pleine mesure de la maladresse anthropocentriste du documentaire. Nombreux sont les bruitages qui sont employés sous la surface de l’eau afin de transmettre une illusion du dehors. Le long métrage ne quitte que difficilement le fantasme du monde moderne pour se fondre complètement dans le milieu aquatique. Ainsi, les nombreux éloges et sa reconnaissance critique à l’époque de sa sortie au Festival de Cannes témoignent possiblement d’un contentement faisant écho à un désir profond de modernité, autant sur le plan artistique, que technique et scientifique. Il est possible de lire ceci, à postériori, au travers les écrits du philosophe et anthropologue Bruno Latour2Voir par exemple : Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, éd. La découverte, 2006 dans les années 1990, qui a largement commenté et critiqué le mythe de la modernité au fil de ses ouvrages. Selon lui, les sociétés occidentales n’ont jamais réussi à pleinement séparer la nature et la culture, contrairement à ce qu’elles imaginent. C’est une croyance qui les empêche de voir qu’elles sont intrinsèquement liées à leur environnement et au monde animal. N’est-ce pas cette suffisante conviction qui rend difficile l’enrayement des crises écologiques ? En définissant la modernité comme une scission idéologique entre la société humaine et la nature, il apparaît que Louis Malle et Jacques-Yves Cousteau s’évertuent sensiblement et esthétiquement à la façonner aussi comme telle, puis à jeter un voile impudent sur leur agissements douteux. Alors que presque soixante-dix années séparent Le Monde du Silence d’un regard contemporain fatigué par le progrès humain, il ne reste qu’à contempler la souffrance engendrée.

Alice Creusot


Note de l’autrice :

Très inspirée par l’écriture de la critique, j’assiste peu de temps après à une projection d’Avatar, la voie de l’eau de James Cameron sorti le 14 décembre 2022. Le cinéaste avait d’ailleurs donné une interview où il exposait les raisons et les inspirations qui l’ont poussé à écrire et réaliser cette saga ambitieuse et, grande surprise, il cite les premières œuvres documentaires de l’explorateur Cousteau. Étant créatrice d’un podcast d’analyse et de critique de cinéma, j’ai réalisé une chronique de ce nouvel opus dans la continuité de ma réflexion autour de la représentation du vivant dans le cinéma en mentionnant le documentaire de Cousteau et Malle.

Cet épisode est aussi disponible sous toutes les plateformes d’écoutes (deezer, spotify, apple podcast, podcastics, google podcast…) dans le flux Cinérameuf.

  • 1
    André Bazin, Le Monde du Silence, France Observateur, Mars 1956
  • 2
    Voir par exemple : Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, éd. La découverte, 2006
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