La plongée dans la mer, les dunes de sel cristallines et la danse du travail, nous nous trouvons sur la terre lointaine d’Araya. À la fin des années 1950, la jeune réalisatrice Margot Benacerraf relevait le défi de filmer un environnement éloigné de sa réalité, un documentaire qui dépeint la vie des ouvriers vénézuéliens. Ceci a alors suscité une curiosité particulière pour la beauté des paysages d’un territoire si distant. En tant que femme latino-américaine, la réalisatrice inscrit son film comme un témoignage historique de résistance à l’hégémonie masculine dans la production cinématographique du continent, en particulier les créations politiques réalisée dans les années 1960 et 1970. Plus encore, l’œuvre de Benacerraf est un témoignage d’existence, de provocation, d’insurrection et de transgression féminine dans l’histoire du cinéma latino-américain et mondial qui doit être mis en lumière.
Son œuvre a eu un grand impact lors de sa sortie au Festival de Cannes en 1959 et ce, grâce à ses plans marquants avec des cadres contrastés, entre les dunes de sel scintillantes et la peau dorée des travailleurs filmés. Tourné en noir et blanc, le film montre la vie dans la péninsule d’Araya, avec une beauté et une poésie qui transforment le travail manuel répétitif en une forme d’art, une danse. Araya est tourné avec des mouvements soigneusement composés qui capturent un ciel sans fin, une communauté qui bouge en rythme au travers des éminences de sel. De la façon dont il structure la vie des mineurs, jusqu’à la façon dont chaque battement et chaque geste rythmique est au service du travail et de l’image. Cela donne une cadence presque musicale au film, surtout avec le ton monotone de sa narration, ce qui donne une impression de répétition incessante.
C’est un film sur le travail dans ce qu’il a de plus essentiel et de plus simple : des hommes et des femmes labourent pour pouvoir vivre, comme la grand-mère, qui a le visage marqué par le sel et le soleil et qui prépare le maïs. Ce sont des femmes qui « ne connaissent pas la fatigue ». Ce sont des « bras qui ne connaissent pas la fatigue »1Extrait de la voix off du film, Araya (1959), Margot Benacerraf.. Autour du feu, à travers le bruit et la force du vent, on entend le chant des femmes. Le film suit le quotidien de trois familles pendant vingt-quatre heures, ils vivent au bord des marées salines naturelles du Venezuela. Ils survivent grâce aux possibilités offertes par la mer – soit par le sel, soit par la pêche – ces ressources ont été exploitées manuellement il y a de nombreuses années. Araya dépeint la répétition, avec des moments comme exemples de ce qui se produit chaque jour de leurs vies. Cependant, ce microcosme est-il formé par différentes générations prises au piège par le cycle éternel de ce travail, ou décident-ils de le vivre consciemment ? Cette dimension n’est jamais clarifiée dans la narration du film. La position de la caméra est paisible, elle ne pose pas de problème et ne crée pas de dialogue où ce type de questionnement existe. De telle sorte que le film semble accepter son regard extérieur sur ce qui se passe là-bas.
Toutefois, lorsqu’il a été revisité à sa réédition en DVD en 2014, le documentaire a été remis en question. En particulier, la discussion de l’impact et de la problématique éventuelle de ces images dans le grand écran, abordé par la critique de Cédric Lépine2Lépine Cédric, “La beauté du salarié exploité : Le regard de Margot Benacerraf”, Le Club Mediapart, Cinémas d’Amérique latine… et plus encore, 16 décembre 2014. En ligne: [https://blogs.mediapart.fr/edition/cinemas-damerique-latine-et-plus-encore/article/161214/la-beaute-du-salarie-exploite-le-regard-de-margot-benacerraf] à Club Mediapart par exemple. Dans le cas d’Araya, il y avait des cinéastes abordant le même thème de manière plus éthique. D’une certaine façon, elle se renforce dans les représentations que l’on se fait des travailleurs du cinéma de l’époque, comme dans le mouvement du Cinema Novo au Brésil. Alors que la relation entre la perspective sociale et les ressources disponibles à l’époque sont les mêmes où plus difficiles que celles de Benacerraf. Les films Rio, 40 graus (1955) ou Rio, Zona Norte (1957) tous deux réalisés par Nelson Pereira dos Santos, abordent le thème du dur labeur et de la pauvreté du prolétariat, mais avec une sensibilité extraordinaire en même temps qu’avec la beauté classique du réalisme national dans un cadre de discontinuités spatiales, de ponctuation bien définie et de temps répétés, le tout sous le jour de la fiction.
Comme à la fin du film, on sent que la modernité est prête à arriver et à tout changer, comme le laisse sous-entendre la voix off, avec des machineries qui conduiraient à un chômage structurel. Araya a dû entendre des critiques plus incisives sur sa dimension documentaire, notamment en raison de la grande progression du genre au fil des années. Il est possible d’argumenter que le questionnement principal de la réalisatrice n’est pas clair au sein de l’œuvre : on ne sait pas s’il y a, à ce moment-là, une discussion entre l’image et sa valeur politique. Avec l’utilisation de plans larges qui font place à la cadence et à la danse du mouvement mais qui, en revanche, laissent de côté l’individualité des personnages. Ce faisant, peut-être superficiellement, voire naïvement, Margot Benacerraf finit par perdre par le manque d’individualité des personnages et par l’absence d’espace pour la voix de chacune des personnes représentées dans les images. Les quelques personnages filmés en détail n’ont jamais leur propre voix, ils ne sont même pas cités avec leurs propres mots au sein de la narration. Tout comme la réalisatrice aborde la façon dont les prises de vue les plus intimes ont été mises en scène. Même si, à ce moment-là, la prise de son au cinéma reste un facteur presqu’inaccessible pour une production comme celle-ci, il est impossible d’ignorer qu’il existe d’autres moyens d’intégrer plus activement la présence de cette population dans le processus. Le film devient alors une histoire exotisée, avec de magnifiques images d’une réalité difficile.
Ainsi l’iconographie de la souffrance3SONTAG Susan. Devant la douleur des autres. Paris : C. Bourgois. 2003. 138 p., qui est suggérée par Susan Sontag, peut être abordée de la manière suivante : elle remet en question les images douloureuses d’une classe dont elle ne fait pas partie, l’exposition de ces corps et cette façon de vivre qui borde la spectacularisation. Il est indispensable de questionner ces images à partir du moment où elles peuvent être vues par des milliers de spectateurs. On aborde de cette façon la réflexion sur une indignation inactive, qui peut être interprétée comme une certaine complaisance à observer la douleur des autres. Cependant, la réalisatrice, en filmant de nombreux personnages et en ne développant pas suffisamment chacun d’entre eux, ne parvient pas à les humaniser ou à faire en sorte que le spectateur s’identifie à eux.
Les images de ces travailleurs exploités sont véritablement étonnantes : la réalisatrice Margot Benacerraf capture une image saisissante après l’autre. La distance de la caméra dans la plupart des plans place le spectateur dans l’observation et le délassement des paysages. Pourtant, la principale réserve concerne la narration excessivement distante qui a été écrite, qui est simpliste, répétitive et incessante. Elle essaye de rapprocher le spectateur de ce qu’il voit, mais provoque l’inverse, en apportant un ton d’observation lointaine à des habitudes exotiques et de manière extrêmement monotone. Entre l’incroyable travail de caméra et le développement implicitement sombre des dernières minutes, le sujet pourrait amplement parler de lui-même. La narration originale de José Ignacio Cabrujas est surutilisée, car la forte représentation visuelle de la vie à Araya est complètement suffisante pour faire comprendre au spectateur la réalité. Cependant, ce que la narration sert à renforcer, c’est la notion susmentionnée de stagnation sans perspective dans cet environnement. Ce sentiment est souvent véhiculé par la façon dont Cabrujas le martèle dans votre tête en le répétant dans sa narration comme ces travailleurs sont là chaque jour de leurs vies à faire les mêmes mouvements.
À plusieurs niveaux, Araya appelle à une décolonisation du regard (et du geste) en nous mettant face à d’autres manières de voir le corps et le mouvement de l’individu résultant de cette marque coloniale. Nous sommes amenés à voir la beauté de la sueur, du sel et de la répétition du geste du travailleur salarié de l’économie fragile et limitée d’Araya. Nous sommes confrontés à un regard révélateur et séduisant sur la beauté de ces corps, qui contraste avec l’aridité du marais salant et la dureté de leurs routines répétées jusqu’à l’épuisement. Toutefois, ces images sont-elles suffisantes ?
Nina Simões Pires Fragale
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