Embarquons sur le Calypso pour une stupéfiante expédition, plongeon aigre dans l’ivresse des profondeurs du Monde du Silence.
Entre 1954 et 1955, le commandant Jacques-Yves Cousteau accompagné du jeune Louis Malle (alors encore étudiant), parcourent des milliers de kilomètres entre la mer Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Indien et le golfe Persique ; et marquent à jamais les esprits dans l’un des premiers films de prises de vues sous-marines. Lauréat de la Palme d’Or du 9e Festival du film de Cannes en 1956, Le Monde du Silence est alors l’introduction inédite pour de nombreux spectateurs du monde entier à des images en couleurs des profondeurs aquatiques présentant par ce même biais, des inventions telles que le scaphandre à air comprimé ou le scooter des mers. Véritable révolution à sa sortie, le film considéré comme mythique arrive à perdurer dans le temps en dépit de son aspect défraîchi, au moyen des ciné-clubs ou des cinémathèques familiales nostalgiques. C’est ainsi que je découvris deux fois le film de Malle et Cousteau à dix ans d’intervalle.
J’avais déjà tenté, en vain, de regarder ce film enfant, arrêtée par la hideur d’une séquence insoutenable. L’impéritie d’un regard infantile pensais-je. Je me trompais. Je retrouvai avec la même abjection, la séquence où le cachalot juvénile se fait lacérer par les hélices du navire, entraînant à la surface de l’eau, la mutation d’un rosissement de l’écume vers l’empourprement de l’océan. Un plan sous-marin suivant le jeune mutilé, emplit dans l’immensité d’un bleu cobalt, l’obscurité du sang qui se répand peu à peu dans le cadre. Noir. Un coup de fusil. Barbarie. Il n’est rien de l’éveil oculaire ou de la maturité dans la perception des images de ce film.
Le Monde du Silence donne le mal de mer. Torses nus, muscles saillants, l’équipage incarne cette idée d’une masculinité caucasienne dominante. Ils sont l’espèce des espèces, celle qui règne sur toutes les autres. Leur identité sociale genrée semble les condamner à exercer leur autorité sur tous les êtres n’appartenant pas à leur catégorie. C’est ainsi, dans une camaraderie virile, qu’ils ne se contentent pas de s’amuser d’eux et de les déranger, mais également de les tuer et les manger dans la plus ordinaires des folâtreries. Des récifs coralliens explosés à la dynamite. Une tortue essoufflée par le poids d’un plongeur. Un massacre de requins à coup de hache. Tout cela dans le plus grand des vacarmes, enchevêtrement d’une musique orchestrale sensationnaliste et d’une voix-off à demie cynique se contentant de constats ineptes. Jadis révolutionnaire, la voix extradiégétique démonstrative et monotone, au même titre que le jeu des comédiens non professionnels obligés de rejouer des scènes déjà vécues, présentent un film complètement artificiel avec une mise en scène outrancière où chaque séquence aspire à une drôlerie dont la lourdeur théâtrale nous plonge dans un constant malaise. Ceci mettant à mal l’aspect documentaire – qui lui a pourtant permis l’obtention de l’Oscar du meilleur film dans cette catégorie.
Que ce soit sur terre, sur mer ou sous mer, Cousteau et son équipage se pavanent, telles des figures colonisatrices, à la conquête d’un monde qu’ils souhaitent faire leur. En alimentant un spécisme anthropocentré, les hommes entretiennent la croyance de l’existence de catégories naturelles diamétralement opposées : l’humanité face à tout le reste. Cette position sur l’échelle du pouvoir permet à l’homme l’appropriation des autres, justifiant au nom de la science, la traque, la mise à mort et le dépeçage du corps d’autrui. Réels envahisseurs d’un territoire qu’ils qualifieraient bien volontiers « d’exotique », les hommes de Cousteau sont présentés comme découvreurs d’un monde déjà connu, régents neufs d’une terre depuis des siècles administrée. Ils s’offrent le rôle de despote en réanimant la hiérarchie séculaire des êtres vivants. Cependant, cette domination de l’homme n’est pas celle de tous les hommes et encore moins celle de l’humanité. La rencontre de l’homme noir par l’équipage sur l’île qualifiée de déserte, met en exergue l’invisibilité de cet homme aux yeux de ces derniers, il n’est jamais présenté, il n’est pas considéré. Ce mépris de l’humain racisé se conjugue à celui de la faune et la flore marine. Les successions rapides de plans courts illustrent à l’écran la brutalité martiale avec laquelle ils les détériorent. Seul le chien est épargné.
Bien qu’il faille reconnaître certaines qualités au film, ces dernières ne semblent résider que dans ce qui compose le plus purement le cadre : la nature dans son plus simple appareil. Le bal de pirouettes offert par des dauphins argentés et la descente aux flambeaux révélant la beauté chromatique des fonds marins, s’achèvent vite dans un sinistre feu d’artifice de coups de harpons et de nitroglycérine. Car comme l’expression le dit si bien, toutes les belles choses ont une fin. Dans un monde où l’homme règne, le charme du prochain ne doit pas durer. L’éphémérité des choses est décrétée par lui. L’homme joue, les poissons perdent leur couleur. La beauté finit là où la masculinité s’impose.
On tangue le temps d’un instant entre beauté plastique et abomination morale, mais notre cœur décide finalement d’aller à tribord. Réelle plongée dans un passé que l’on voudrait révolu, Le Monde du Silence s’inscrit comme une impudente oxymore, où la cacophonie prédomine à l’insonorité contemplative. Le mâle, colon des eaux, se les approprie spatialement, scientifiquement et sonorement, son envahissement est total. Si un monde dans ce film demeure cependant, en silence, c’est celui de la réalité écologique vulnérable sur laquelle Cousteau préfère fermer les yeux ou plutôt, jeter de la dynamite.
Cléa Gajan
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