Réalisé le 31 octobre 2022, cet entretien est le fruit d’une rencontre entre Mahaut Thébault, critique et rédactrice en chef de la revue Apaches, et deux étudiants en cinéma à l’Université Paris 8, Nolan Caussin et Julia Fetouaki. Il a été réalisé dans le but de présenter la revue aux étudiants de l’atelier d’écriture critique afin de donner un nouveau regard sur ce que peut être la critique cinématographique de nos jours. Tout en dévoilant l’origine et le lancement de la jeune revue Apaches, cet entretien tente de montrer comment on arrive à la critique cinématographique aujourd’hui en tant qu’étudiant en cinéma, ou étudiant tout court, et comment cette pratique perdure au fil des années.
Cet entretien s’est déroulé sur le mode d’une conversation, au Café du Reflet à Paris, cherchant avant toute chose à recueillir le généreux témoignage de Mahaut au sujet de l’histoire d’une revue dont elle est la fondatrice.
Mahaut Thébault : Je m’appelle Mahaut Thébault, j’ai 24 ans, je suis rédactrice en chef de la revue Apaches et également directrice de publication, qui est un aspect plus juridique (en cas de problèmes juridiques, je suis responsable devant la loi). La revue est née en 2019 sur Internet et nous avons publié trois numéros à ce jour. C’est un projet que nous portions depuis longtemps avec des amis de la fac et que nous avons réussi à concrétiser ensemble.
M. T. : À l’Université Rennes 2, en arts du spectacle, option cinéma. J’ai fait ma licence et mon master là-bas.
M. T. : Assez tôt en fait. On écrivait déjà dans un fanzine à la fac, qui s’appelait leMagGuffin. C’était assez sympa parce que c’était à la fois un espace de liberté critique et un espace formateur. On corrigeait tous nos textes ensemble, et il fallait donc se confronter aux corrections de ce que l’on avait écrit par quelqu’un d’autre, ce qui n’est pas toujours évident. Quand je dis “on”, ce sont les personnes qui composent l’équipe d’Apaches aujourd’hui et d’autres qui étaient dans la même promotion. Les choses ont commencé autour de ciné-clubs. Il y en avait plusieurs, dont un officiel : le Ciné Tambour. Tous les mercredis soirs, il y avait deux films qui passaient. Mais il y avait aussi des trucs un peu illégaux qui se faisaient : on avait demandé une salle de classe avec un écran et on téléchargeait des films chez nous pour les projeter là-bas. Évidemment, on n’avait pas les droits, mais les profs nous laissaient faire. Finalement, ça a permis de créer un groupe avec lequel on parlait de cinéma. Puis, à un moment, on ne voulait plus être reliés à la fac, l’écriture universitaire n’était pas quelque chose qui nous plaisait énormément, parce que c’était un peu restrictif, académique, scolaire, etc. On s’est donc dit qu’il fallait écrire autre chose, ailleurs.
C’est là que nous avons eu l’idée d’une nouvelle revue. Comme tout nouveau projet, ça a un peu traîné ; tu as envie de le faire, mais en même temps personne ne se bouge vraiment. À un moment, Maud Gacel et moi on s’est motivées pour lancer le mouvement. En une journée, on avait créé l’association « Les Contrebandiers de Moonfleet » et le jour d’après on a fait une réunion pour créer la revue et en fait ça s’est fait hyper rapidement. Je me souviens qu’on était 6-10, et le comité de rédaction d’Apaches était déjà là, avec Maud, Agathe Presselin, Simon Pageau et moi. Par contre, on n’avait rien de prévu, on s’est demandé comment ça allait s’appeler et c’était parti. On n’avait pas de sous, rien, juste l’envie d’écrire.
M. T. : Il s’agit des Apaches parisiens des années 1900. C’étaient des sortes de petits bandits à Paris ; petits vandalistes. Pas des gros truands, mais des petites frappes qui énervent un peu les autres, les bourgeois. À l’époque, ça nous faisait rire, on trouvait ça plutôt amusant d’être ça au niveau de la critique. Ça sonnait bien aussi et puis on pouvait le mettre au pluriel pour faire un groupe.
M. T. : Lors de cette réunion, je me suis proposé de diriger la revue, parce que ça me tentait bien. Les autres étaient d’accord. J’ai préparé un programme de ce que j’aimerais faire, rien de très révolutionnaire, mais je voulais offrir un espace de liberté aux gens, pouvoir faire un truc tous ensemble qui diffère des revues traditionnelles. À ce moment-là, c’était compliqué parce qu’on n’avait pas d’argent. C’était donc impossible de publier sur papier, surtout qu’on voulait vraiment publier de cette manière, mais c’est pour ça que la revue a commencé sur Internet. Il fallait commencer à écrire, peu importe où, se faire connaître, etc. Et ça marchait bien, les gens publiaient pas mal, on faisait des petites réunions et on traitait de l’actualité. Mais pas uniquement parce qu’on n’avait pas accès aux projections de presse, ce qui implique d’écrire vite, étant donné qu’on découvrait les films le mercredi. En fait, dès le début, nous écrivions un peu ce que nous voulions.
M. T. : Nous tenions vraiment au format papier, c’était notre objectif. Finalement, ça s’est fait comme la création de la revue, c’est-à-dire un peu n’importe comment, encore avec Maud. Un soir, nous avons réuni tous les livres qu’on aimait bien dans notre bibliothèque, on les a tous mis par terre et on a fait un mélange de tout ce qui nous plaisait. Par contre, on n’avait pas de formation de maquettiste, on n’avait aucune base en graphisme, on était encore sur Paint. Niveau zéro de tout. Nous avons noté toutes nos idées dans un petit carnet et on a téléchargé Indesign. Maud s’est proposé de faire la maquette. On n’avait pas de forme définitive, on voulait un peu s’amuser, un peu expérimenter et c’est dans cet esprit que nous avons sorti un premier numéro. Le numéro 0, qui n’est plus trouvable, mais assez marrant. C’était un numéro en format très allongé comme un menu de resto. La verticalité nous plaisait bien, ça changeait. Il était orange. À l’intérieur, on avait fait des maquettes plutôt rigolotes. Un ami à nous qui est dessinateur (Léo Bret) a aussi fait un logo. C’est un petit bonhomme avec une casquette et une cigarette (un Apache). On le voit au dos de la revue et sur le site Internet également. Par la suite il a aussi fait tous les dessins du numéro 2. Il a été important parce que, dès le début, il nous a permis de nous forger notre identité. On s’était dit qu’il fallait quelque chose d’assez spécial au niveau du visuel pour que les gens ne le jettent pas, on avait peur que ça fasse trop flyers. On a imprimé 200 exemplaires et on a tout payé de notre poche, à l’imprimerie de la fac. Dans ce numéro, on a publié quelques articles, dont deux du site Internet qu’on aimait beaucoup et j’avais écrit un petit édito.
M. T. : On les a tous vendus ! On les vendait à deux euros, à la fac en partie. On ne voulait pas faire de bénéfice, on voulait juste récupérer notre argent. On a fait une petite com’sur Facebook pour les vendre. Les profs en ont acheté. Comme ils n’étaient pas chers, ça marchait bien et beaucoup de monde nous l’a acheté. Tout ce qu’on avait laissé en vente est parti. Il y avait une petite convention cinéphile à Rennes, un truc un peu informel, même si organisé par des cinémas et des gens qui vendaient soit des affiches, soit des DVD (des trucs de collectionneurs) et on avait demandé à y participer pour y étaler notre petit stand. Et on a super bien vendu ! Les gens voyaient le papier, il était orange, assez beau, on avait choisi un beau papier à l’intérieur…
M. T. : Ce n’est justement pas quelque chose qui a été décidé de manière très précise dès le départ. C’est une construction au fil des discussions. Je pense que ce qui a été primordial, c’est qu’on avait l’idée qu’une revue était avant tout une histoire d’amitié. Nous sommes tous amis et c’est comme ça que nous avons commencé. L’idée d’écrire ensemble, de construire quelque chose ensemble. C’est une démarche très cinéphile par ailleurs. Il s’agit juste de parler de ce qui fait littéralement toute notre vie. Les films, c’est toute notre vie, et à un moment donné, en parler c’est important et nécessaire pour nous.
Par ailleurs, une autre chose qui a été importante et qui fait vraiment partie du projet d’Apaches, c’est le fait de parler de la critique. Dans le premier numéro, on évoquait les Mac-Mahoniens, par exemple. On ne voulait pas parler seulement des films, mais aussi des textes critiques, de la critique en tant que critique. Parler aujourd’hui, ici, de ce qui a été fait avant. Avant l’écriture des articles, chaque membre du comité de rédaction va lire les critiques écrites par le passé sur les films dont on souhaite parler. Cela n’a pas d’intérêt de redire ce qui existe déjà, l’enjeu est d’écrire de nouvelles choses et de parler depuis « ici et maintenant ». C’est un peu l’enjeu pour Ford parce qu’en regardant les films, nous avons été confrontés à des choses qui nous dérangeaient dans son cinéma et qui sont souvent balayées par les textes critiques de l’époque. La question des Indiens par exemple. Le racisme est une dimension trop facilement mise de côté sous prétexte que ce sont des classiques. Nous nous sommes dit « aujourd’hui, comment faire pour écrire là-dessus ? Comment nous positionner ? »
Concernant les Mac-Mahoniens, par exemple, on a découvert leurs textes en cours. C’est Pierre Eugène, qui nous les a fait lire. On n’avait jamais lu ça avant, le rapport de fascination du spectateur vis-à-vis de l’image et le fait de parler de la position de spectateur et pas d’un hypothétique réalisateur en devenir comme pourraient le faire les gens des Cahiers avec la politique des auteurs. Cela nous a intéressés et on s’est reconnus dans ce spectateur qui parle depuis son siège de cinéma et qui n’est rien d’autre qu’un spectateur. C’est ce qui nous a motivé à écrire sur eux. Néanmoins, c’est un dossier qui s’est fait un peu bizarrement. J’en suis très contente, mais nous étions peu à vouloir travailler sur le sujet. On a finalement eu peu de textes, d’où le fait que le dossier soit court et ne représente que certains points de tout ce qu’on aurait voulu dire sur les Mac-Mahoniens. Je pense que ce qui est important, c’est que nous sommes assez clairs sur ce qu’on veut faire et ne pas faire, c’est-à-dire qu’on ne s’inscrit absolument pas dans une filiation avec les Mac-Mahoniens comme ont pu le dire plusieurs articles qui nous considéraient comme leur descendance.
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M. T. : Pour le quatrième numéro, nous continuerons à travailler comme ça, mais ce sera un peu différent pour le cinquième. Ce sont vraiment des discussions qui se font en groupe, la revue fonctionne collectivement. C’est assez marrant, parce qu’on choisit souvent deux personnes ou deux thèmes pour certaines raisons, et c’est en relisant l’intégralité du numéro à la fin qu’on se rend compte des liens qui les unissent. Les liens s’établissent donc en amont, mais aussi au moment de l’écriture.
M. T. : Je trouve ça bien de pouvoir tout lire, parce que la revue se construit dans l’ensemble. Je commence souvent par ce qui m’intéresse le plus et après je vais d’un article à un autre, dans le désordre. Nous avons pensé Apaches comme une revue à lire du début à la fin. Je suis sûre que les lecteurs ne le font pas forcément et ce n’est pas grave. C’est au lecteur de faire son propre parcours.
M. T. : Oui, c’est juste. Nous sommes attachés au fait d’écrire de longs articles qui partent du sentiment qu’a eu le spectateur-critique. C’est ce que je préfère lire, partir de ce que quelqu’un a ressenti, cela permet d’être plus proche du film parce que l’auteur est en train de me transmettre quelque chose à moi, lecteur. Je pense qu’on n’écrit jamais pour soi, on écrit parce qu’on va être lu. Tu écris seul, de fait, face à ta feuille, mais c’est important de se dire que tu le fais pour partager quelque chose aux autres. Je suis vraiment attachée à être la plus directe possible dans ce que je veux exprimer, transmettre. Tu t’adresses à quelqu’un. Dans Apaches, on tenait vraiment à rester le plus proche possible des œuvres dans nos textes. Dès le départ, on voulait avoir une écriture plus personnelle, un truc quasiment intime dans notre rapport avec les films. C’est particulièrement fort dans les articles de Simon Pageau et Agathe Presselin. Ne pas avoir d’images dans la revue nous oblige à faire voir le film à travers nos mots.
Dans les deuxième et troisième numéros, quelque chose a changé, car il y a des dessins. Il y en aura toujours maintenant, et à chaque fois ce sera un illustrateur ou une illustratrice différent(e). On s’est dit que ce serait pas mal d’aérer un peu la maquette et d’avoir quelque chose d’un peu moins compartimenté. Nous nous sommes vraiment inspirés de Café librairie. C’est une revue de littérature avec une maquette vraiment originale. Cela donne quelque chose de plus organique, et cela renvoie à l’idée que les gens ont pris plaisir à la faire. C’est la raison pour laquelle on a décidé d’intégrer des dessins faits par un dessinateur ou une dessinatrice qui connaît le thème du numéro pour tisser un rapport, même si on veut lui laisser la plus grande liberté possible.
M. T. : Mes parents lisaient les Cahiers, donc j’ai commencé à les lire quand j’étais au collège et je n’y comprenais pas grand-chose, mais je trouvais ça incroyable : je voyais le film, je lisais l’article, ça n’avait rien à voir, c’était chouette. Les Cahiers est une revue importante, pour Simon et Agathe aussi. Ils ont également été très influencés par Trafic. Simon a fait son mémoire dessus. Il admire énormément Daney. Effectivement, Trafic est une revue de cœur pour nous, avec des textes très personnels et un aspect très littéraire qu’on a essayé d’explorer dans Apaches.
Néanmoins, on n’a jamais essayé de prendre modèle sur une autre revue. Non pas parce qu’on voulait faire « contre », mais simplement parce qu’on n’aurait pas réussi. C’était impossible de faire comme les Cahiers. C’est une écriture qu’on n’avait pas. On a écrit dans Apaches comme on écrivait déjà, avec bien sûr toutes nos influences ; on est faits par tout ce qu’on a lu, Daney, Trafic, les Cahiers... Ces références sont assez classiques, elles ont influencé beaucoup de personnes. On trouve ça assez beau de créer un truc à côté du film qui suscite un imaginaire. Et ça, c’est quelque chose qu’il y a dans Trafic. On pense par exemple « La Lanterne de Stevenson » de Pierre Léon. L’article raconte entre autres l’histoire de personnes qui sortent masquées la nuit et qui portent une lanterne qui leur permet de se reconnaître et de former une communauté. Ce dont parle ce texte, c’est de la cinéphilie. Aller au cinéma, c’est une activité solitaire, mais en même temps, tu y vas avec d’autres personnes, tu partages pleins de choses parce qu’il y a le film au milieu. La communauté de la lanterne, ça nous touche énormément, d’où cette histoire d’amitié dès l’origine de la revue.
M. T. : Le comité de rédaction a très peu changé depuis la naissance de la revue. Il y a quelques personnes qui se sont éloignées et il y a eu quelques nouveaux arrivés. On est huit au plus à écrire pour chaque numéro et ensuite, il y a toujours des gens qui viennent s’ajouter. Il y a des critiques plus âgés et plus expérimentés qui ont écrit pour la revue. Pierre Eugène, par exemple, notre ancien professeur qui est maintenant notre ami. Mathieu Macheret, qui écrit au Monde et aux Cahiers, a aussi écrit dans le numéro 2 d’Apaches sur Tabou de Murnau..
M. T. : C’est quelque chose qui n’a jamais été formulé dès le départ, mais qui a toujours été important dans notre manière de concevoir les choses. C’était plutôt un prérequis inconscient et on a fini par le formuler de sorte à ce que ce soit un processus toujours actif. À ce jour, dans le comité de rédaction, il y a trois femmes, et il se trouve que les choses sont bien faites, parce que dès le départ on s’est retrouvé avec un nombre égal de femmes et d’hommes. Au niveau de l’âge des critiques, ça n’a pas d’importance, c’est plutôt le fait que l’on connaisse des gens de notre âge parce que nous nous fréquentions déjà. Peut-être que le truc qui pêche, c’est au niveau de la diversité. Typiquement, on est tous des filles blanches et des mecs blancs, ce qui est dommage. Pour nous, ça ne pouvait pas rester comme ça, car on ne souhaitait pas donner une image de la critique avec laquelle on n’était pas en accord, étant donné que la critique est catégorisée comme une discipline de « vieux mecs blancs ». Donc, oui, la parité et la diversité c’est vraiment quelque chose qui nous tient à cœur.
M. T. : Non, pas forcément, c’est plutôt dans l’ensemble, au sein même du comité de rédaction.
M. T. : Oui, on l’a parfois fait. Ce sont des articles signés sous des pseudonymes, sauf dans le premier numéro. Ce qui montre vraiment que la revue évolue à chaque numéro. Quand on écrit à plusieurs, c’est parfois parce qu’on veut travailler sur le même film, mais qu’on ne veut pas signer à deux, donc on utilise des pseudonymes pour qu’il n’y ait qu’un auteur. C’est drôle d’inventer un nom de plume.
M. T. : Oui, il s’agit de Simon Pageau et Agathe Presselin. En fait, chacun signe comme il veut.
M. T. : Ça dépend, on reçoit souvent des mails de propositions de textes mais venant parfois de personnes qui ne lisent pas la revue et sont surprises des retours qu’on peut leur faire. Il nous arrive aussi de commander des textes. On se dit que tel ou telle critique qu’on apprécie pourrait apporter quelque chose, et pour l’instant, on n’a jamais essuyé de refus. Bon, en même temps, on n’a fait que trois numéros…
M. T. : À un moment, on voulait faire trois numéros par an, mais c’était complètement impossible au niveau de l’investissement de chacun. Les articles sont longs à écrire et on veut vraiment se laisser ce temps-là. Nous avons des deadlines, mais si un article a besoin de plus de temps pour être écrit, ce n’est pas grave. Sans deadline, personne n’écrirait jamais, en réalité personne n’écrit un article tous les jours pendant trois mois. Tu finis toujours par écrire sur un temps de deux à trois semaines. Certes, il faut avoir du temps, mais écrire un article en six mois ne le rendra pas plus intéressant. Il faut aussi prendre en compte que c’est une revue que l’on fait bénévolement, chacun a un travail à côté, donc je m’imagine mal demander aux gens de rendre leur article à une date précise sous peine de ne pas les publier, alors même qu’on ne les paye pas. C’est une limite qui est assez compliquée, d’où le rythme de parution très changeant. C’est l’une des raisons pour lesquelles on n’affiche plus la périodicité de la revue lors de l’impression des numéros, parce qu’on n’arrive pas à la tenir.
M. T. : Le dernier est sorti en août 2021… Mais, normalement, le prochain numéro sera prêt au premier trimestre 2023. Ce sera sur John Ford et Sylvie Pierre. Sylvie Pierre est une critique qui a écrit aux Cahiers et dans Trafic, et dont on aime beaucoup les articles. On a un grand entretien d’elle au centre du numéro et elle a écrit un livre sur Frontière Chinoise (1966) qui est le dernier film de Ford, incroyable !
M. T. : Le premier numéro a très bien fonctionné. On avait lancé un crowdfunding pour le financer et il a bien marché : il a dépassé les 100%, ce qui a permis de financer une partie du numéro deux. Il y avait vraiment un engouement que je n’explique toujours pas. Toutes les librairies à qui on l’a proposé voulaient bien le prendre. Marcos Uzal a même écrit un article dans les Cahiers. C’était vachement bien et important d’avoir une recension, surtout dans les Cahiers.
Mais il y a aussi eu un article dans une revue d’extrême droite, La Revue des Deux Mondes, et ça, ça a été la catastrophe. C’était un article un peu bizarre, on dirait qu’ils n’ont pas lu le numéro. Ils ont vu qu’on parlait des Mac-Mahoniens, et eux, ce sont des gens proches de Michel Mourlet, sur qui porte l’entretien du numéro. C’est vrai que c’est un choix un peu étrange, puisque sa voix se retrouve au cœur du numéro, alors que c’est quelqu’un avec qui on n’est vraiment pas en accord. En le mettant dans le cahier central, c’était aussi une manière de dire que ce n’est pas nous qui nous exprimons, mais lui, et Apaches, ce n’est pas lui. On a pris des distances, comme je le dis dans l’édito ; il ne s’agit pas de revendiquer une descendance, ce n’est pas une filiation, c’est juste que ça nous intéresse d’en parler. Néanmoins, comme c’était notre premier numéro, certaines personnes, dont la Revue des Deux Mondes, ont forcé la filiation. Ce qu’on a démenti juste après, dès qu’on en a eu l’occasion.
Les numéros d’après sont complètement différents, et à partir du cinquième numéro, nous allons prendre une voie assez différente. Les lecteurs le verront par eux-mêmes, sans que nous ayons à défendre quoique ce soit.
M.T . : Oui, après avoir parlé des Mac-Mahoniens, de Fritz Lang, de Murnau, nous voulions écrire sur des contemporains, des cinéastes qui font encore des films et des films qui parlent de l’époque à laquelle nous écrivons. Sinon, les lecteurs te catégorisent comme « Apaches, la revue sur des cinéastes morts ». Alors que non ! Apaches, ce sont les cinéastes qu’on aime.
M. T. : Parmi les retours qu’on a eus, il y avait : « c’est marrant, pourquoi tout à coup parler de contemporains ? ». Nous avons simplement répondu, comme on l’a toujours fait, qu’on parlait juste de ce dont on a envie de parler. Certes, ça ne donne pas beaucoup d’informations, mais c’est l’esprit de la revue depuis le début. C’est désormais moins facile de nous catégoriser. Nous intéresser à Ford risque de déstabiliser encore un peu plus les lecteurs.
M. T. : L’association a été créée parce qu’on avait cette idée de revue et pleins d’autres projets. Une association, c’est parfait pour obtenir la liberté qu’on voulait, surtout parce que ça peut couvrir pas mal de choses. C’est aussi une structure juridique assez arrangeante. Le nom « Les Contrebandiers de Moonfleet » fait référence au film de Fritz Lang, autour de l’idée d’une communauté. Aujourd’hui, c’est surtout la revue qui a pris de l’importance dans l’association, mais ce n’est pas notre seul projet. Par exemple, il y a aussi le podcast En Intervallequi porte sur l’animation. Il a été créé par Simon Eyhus, qui écrit aussi à Apaches. Cette association nous permet de mener à bien les projets dont on en a envie, autres que d’écrire pour la revue.
M. T. : Cela dépend des ventes : on vend assez pour pouvoir produire après. On a un devis pour imprimer qui est de 2800 euros pour 1000 numéros. C’est un prix qu’on pourrait réduire, mais compte tenu des différents papiers, c’est un choix afin d’avoir un objet qui nous plaît. En tout cas, le fait de travailler gratuitement peut être un choix pour moi, mais l’imposer aux autres ça ne me va pas. Surtout que, pour l’instant, l’indépendance de la revue est financée par les sous des autres, ce n’est pas une éthique qui me satisfait. J’ai découvert Panthere Premiere, une revue indépendante de sciences sociales, avec un axe féministe fort, qui parle parfois de cinéma sans que ce soit le sujet principal. Dès le départ, la revue a décidé de rémunérer tous ses contributeurs. Ce qui montre bien qu’on peut être indépendant et rémunéré. C’est même essentiel.
M. T. : On vend neuf euros chaque numéro, et ça va peut-être augmenter parce que le prix du papier a connu une hausse de 30%. Le quatrième numéro sera au même prix, mais nous serons probablement obligés d’augmenter le coût à partir du cinquième.
M. T. : Je pense que quelque chose va changer avec le cinquième numéro. On s’est rendu compte que notre cinéphilie avait naturellement évolué et on a moins envie de parler des grands auteurs tel qu’on a pu le faire dans les premiers numéros. C’était important pour nous, mais je pense qu’on ne le refera pas aussi régulièrement. On a aussi envie de parler de littérature. Par exemple, on a très envie de parler du travail de Virginie Despentes, aussi bien de ses livres que de ses films. Je pense qu’on va se diriger vers une forme un peu plus libre, qui se construira à chaque numéro. On aura toujours des entretiens, parce que je trouve que de très longs entretiens c’est quelque chose qu’on ne retrouve pas assez dans les revues aujourd’hui. Ce que je me dis, c’est qu’on n’aura jamais l’ampleur des Cahiers, donc autant faire ce qui nous plait ! En restant sur cette lancée, avec l’objectif prochain de rémunérer les auteurs, on devrait obtenir quelque chose de pas trop mal !
M. T. : Oui, bien sûr. C’est ce qu’on aime le plus et ce qu’on voit le plus. On ne veut juste pas se fermer au reste. Et peut-être inclure des formes un peu plus différentes, comme des récits par exemple. Je ne sais pas si ça plaira à nos lecteurs actuels, mais cela pourra peut-être nous ouvrir à d’autres.
M. T. : Pour moi, la critique cinématographique est une forme littéraire. Cependant, est-ce qu’il y a une forme propre à la critique ? Je ne pense pas et tant mieux. En tout cas, les critiques sont aussi importantes que les films pour moi. J’admire beaucoup André Bazin. Il écrivait tout le temps, à un rythme presque journalistique. Quand tu lis tous ses articles, il y a des choses qui se construisent d’un article à l’autre, des idées qui reviennent. Lorsqu’il travaillait sur la télévision, il a peut-être écrit trois cents textes.
M. T. : C’est super dur comme question ! Pour moi, la critique est ce qui se place entre le spectateur et le film. Le film se complète dans la critique. Les réalisateurs ne seraient pas très contents de ce que je vais dire, mais pour moi le travail du film vient “s’augmenter” dans la critique, par le critique. Ce n’est pas seulement un travail de “compte-rendu”, c’est une réelle production, en plus du film. Le fait d’écrire permet de percevoir de nouvelles choses. Je trouve que c’est le plus beau truc qui soit : tu donnes à lire à quelqu’un ce que le film t’a fait ressentir.
Nous tenons à remercier Claire Allouche pour son soutien et sans qui cet entretien n’aurait jamais existé ainsi que Mahaut Thébault pour avoir partagé avec nous cette entrevue avec tant de sympathie.
Entretien réalisé le 31 octobre 2022 au café Le Reflet à Paris.
Retranscription et édition : Nolan Caussin et Julia Fetouaki.
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