Rejouant l’énigme de l’origine des langues, n’imagine-t-on pas volontiers que le cinéma — sortant pour ainsi dire de son mutisme — s’est mis à parler parce que les films avaient quelque chose à dire ? Dès lors qu’il reproduit le monde sonore comme il se tourne vers le monde visible, le cinéma ne nous dit pourtant jamais rien qu’il n’ait au préalable entendu. La formule « cinéma parlant » ne devrait pas nous abuser1 Rappelons que Michel Chion préfère pour sa part l’expression « cinéma sourd » pour désigner les films que l’usage dit « muets ». Cf. Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 2003, p. 11. ; le cinéma ne parle pas, il n’a jamais parlé ou plutôt, il ne s’est jamais contenté de parler, mais fait preuve en recourant à la parole d’une faculté bien plus singulière : d’un certain art de faire parler la parole, et plus largement, de placer la rumeur du monde — son bruit, sa fureur, ses harmonies — sur écoute. Voilà une révolution anthropologique et artistique majeure dont notre époque — qui a inventé les moyens de reproduire techniquement cris et chuchotements, fracas et bruissements, clameurs et soupirs, harangues et confidences, cadences et silences pour les inscrire au « milieu » des images — n’a peut-être pas encore mesuré complètement la radicalité. En donnant une visibilité exceptionnelle et inédite aux sons, le cinéma raconte depuis près d’un siècle l’histoire de nos oreilles, organes vitaux de notre modernité médiatique et appareillée, autre-ment dit l’histoire de nos pratiques d’écoute considérées comme faits sociaux et culturels, esthétiques et politiques. Ayant affaire aux sons et plus exactement à leur projection spectaculaire, rapportant des discours par l’entremise de ses images et manœuvrant les mondes sonores avec les moyens d’ex-pression qui lui sont propres (mise en scène, montage, hors-champ, etc.), le cinéma a ipso facto un point de vue sur ceux-ci. Ainsi s’est-il fait tout à la fois conservatoire (de l’immense archive des voix et des sons, se prêtant à d’infinies recherches), observatoire (tel que le son s’y révèle différemment, agrandi, recadré, surexposé) et laboratoire d’essai (quand quelques découvreurs se hasardent à le manipuler ou à le réinventer) : chambre d’écoute infinie où s’écrivent les puissances et infortunes de nos oreilles et de leurs images du monde2 Nous empruntons la formule au titre d’un texte de Rudolf Arnheim « L’oreille et son image du monde », dans Radio [1936], Paris, Van Dieren éditeur, 2005..
Né silencieux à l’âge argentique, le cinéma n’a pour ainsi dire pas techniquement vocation à parler. Pourtant, la reconstitution du spectre audiovisuel fut très tôt un fantasme – comme en témoignent le travail de William Dickson (Dickson Experimental Sound Film) dans les laboratoires Edison de West Orange et plus tard les expériences menées par artistes de la « musique visuelle » ; et un défi technique, qu’il est d’autant plus facile de considérer que l’électronique aura d’emblée porté, en toute simplicité, simultanément et de manière indifférenciée, dans un même signal, toutes informations relatives à l’image et au son. C’est ce même « pli audio-visuel » que John Smith ou les cinéastes polonais de l’Atelier de la Forme Filmique (notamment Ryszard Wasko et Wojciech Bruszewski) continueront d’arpenter pour marquer cette fois une ligne de fracture par laquelle s’opère un véritable travail de déconstruction des conditionnements de l’écoute.
La chose sonore installe régulièrement au premier plan ses héros de prédilection, spécialistes de l’écoute ou véritables « oreilles internes » du cinéma. Dans Conversation secrète (1974) de Francis Ford Coppola, Blow Out (1981) de Brian De Palma ou encore Silence (2012) de Pat Collins, l’expertise du protagoniste — qu’il soit preneur de son ou détective privé — le place en position privilégiée pour mener l’enquête au moyen d’appareils et de prothèses techniques. S’il incarne alors un point d’écoute délégué au cœur de la diégèse, le personnage écoutant se fait surtout, dans un monde persuadé qu’il communique massivement, l’écho d’un soupçon nécessaire : messages brouillés ou parasités, inéluctable processus entropique ou dialogues de sourds — dans Le dernier rivage (1959), Fail Safe (1964) ou encore Twin Peaks (1992) — qui font du cinéma ce lieu où la communication humaine se connaît d’autant mieux qu’elle doute d’elle-même.
Le savoir qu’emporte le cinéma, malgré les infortunes de la parole filmée et à l’op-posé de toute théorie fonctionnaliste de la communication, considère ainsi que l’art de parler et de s’adresser aux autres est surtout art de faire « comme si » le monde avait du sens, cultivant collectivement le « comme si » de cette fiction. Le récit – même ici largement romancé – de l’invention du télé-phone par Alexander Graham Bell, montre combien celle-ci était aussi profondément inscrite dans une tragédie personnelle – la surdité progressive de sa mère, à l’instar de celle de Beethoven – et une connaissance de l’acoustique, de la physiologie vocale et de ses déclinaisons thérapeutiques auprès des malentendants : plus globalement, une obsession désespérée pour la voix et la parole.
La voix, celle par exemple de Jeanne Balibar poussée dans ses derniers retranchements dans Ne change rien (2010), introduit un nouveau paradigme de l’écoute, dès lors qu’acousmatique, elle joue autrement le rapport du texte à l’image (chez Godard ou Duras) ou que, véhiculée par la radio ou le téléphone, elle donne à entendre une parole in-ouïe, divine (La voix que vous allez entendre, 1950) ou d’outre-tombe (Night Call, 1964). Avec le gramophone, le passé devient audible… comme à travers la cure de parole, qui en fait le centre de gravité d’un sujet confronté à l’incomplétude de sa conscience de soi : méli-mélo de la parole psychanalysée (Dangerous Method, 2011) ; parole ritualisée des confessions (Une sale histoire, 1977) ; parole contournant les exigences de la censure (Taxi Téhéran, 2015) ; parole refusée, à l’autre, l’envahisseur (Le Silence de la mer, 1947), dans les temps les plus sombres ou le moins disant est toujours le plus sûr (Libera Me, 1993).
La rumeur du monde, c’est celle enfin que descendent écouter avec envie les anges des Ailes du désir (1987); celle de l’eau, dans tous ses états, liquide, solide, gazeux, et que l’on peut entendre dans Résistance (2017) ou Le Bouton de nacre (2015) de Patricio Guzmàn ; c’est celle bientôt musicale des machines-outils de Dancer in the Dark (2000) ou de Mutiny ; c’est encore le bang qu’entend Jessica en elle-même dans Memoria (2021) ; c’est enfin celle de la modernité, artificielle et synthétique, dans Mon Oncle (1958), qui fait Zwing et qui fait Pok, et qui fait qu’on sait qu’elle est toc.
Cookie | Durée | Description |
---|---|---|
cookielawinfo-checbox-analytics | 11 months | This cookie is set by GDPR Cookie Consent plugin. The cookie is used to store the user consent for the cookies in the category "Analytics". |
cookielawinfo-checbox-functional | 11 months | The cookie is set by GDPR cookie consent to record the user consent for the cookies in the category "Functional". |
cookielawinfo-checbox-others | 11 months | This cookie is set by GDPR Cookie Consent plugin. The cookie is used to store the user consent for the cookies in the category "Other. |
cookielawinfo-checkbox-necessary | 11 months | This cookie is set by GDPR Cookie Consent plugin. The cookies is used to store the user consent for the cookies in the category "Necessary". |
cookielawinfo-checkbox-performance | 11 months | This cookie is set by GDPR Cookie Consent plugin. The cookie is used to store the user consent for the cookies in the category "Performance". |
viewed_cookie_policy | 11 months | The cookie is set by the GDPR Cookie Consent plugin and is used to store whether or not user has consented to the use of cookies. It does not store any personal data. |