Œdipe Roi
Un anti-manuel de scénario » : le sous-titre de La cinéfable sied parfaitement à la fable que Pier Paolo Pasolini adapte d’après Sophocle, laquelle a l’antique mérite, littéralement, de « ne pas marcher ». Œdipe — issu de la lignée maudite de Labdacides, c’est-à-dire des boiteux, et dont le nom signifie « celui qui a les pieds enflés » — ignore qu’il est chez lui là où il va et, convaincu d’être un étranger à Thèbes, croit avoir fait un pas en avant alors qu’il est revenu à son lieu de naissance : le drame et le récit confondus, telle est la cinéfable. « Le « drame », écrit Claire Mercier, est ce moment poétique où les jambes des statues antiques, du kouros (le jeune garçon de condition libre ou le jeune guerrier) ou de la korè (la jeune fille ou la vierge) achèvent tout à fait de se séparer l’une de l’autre […]. Les membres se disjoignent, afin que les tatues se mettent en mouvement pour marcher comme on pense et on parle, arpenter un espace qui est aussi le lieu de l’inscription et de la pesée, à pas répétés et comptés, d’une trajectoire vivante singulière. Le drame implique un pas en avant et puis un autre »1. Par-delà la trajectoire individuelle, le retour à l’origine qu’accomplit l’Œdipe roi de Pasolini raconte aussi ce moment de l’Histoire collective que le cinéaste, à la fin des années 1960, observe piétiner. Si ses films, en général, organisent ainsi la « résurrection » intempestive des formes antiques de la marche — parcours initiatiques, pèlerinages et processions — c’est qu’il s’agit pour lui de prendre position dans l’Histoire. Autrement dit, de reprendre pied, à contre-courant de modernes flâneries — et autres mythiques marches circulaires.
Jennifer Verraes