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Entretien avec Dominique Cabrera

Grandir (2013), Dominique Cabrera

Charlotte Cervantes : Pourquoi éprouvez-vous le besoin de filmer votre famille et cela en privilégiant la forme du documentaire ?

Dominique Cabrera : Il me semble qu’on ne choisit pas sous quelle forme on raconte une histoire. Je vois le film comme ça, il se présente de cette façon à mon esprit. Je vois les rapports entre les personnes qui sont dans la réalité et j’ai le désir d’aller à leur rencontre. Je ne choisis pas le documentaire. On pourrait dire que c’est le documentaire qui me choisit. Par exemple, quand j’ai voulu chercher les origines de ma mère, elle m’a demandé pourquoi je n’écrivais tout simplement pas une histoire, pourquoi j’avais besoin de le faire dans la réalité. Mais ça ne m’intéressait pas du tout d’écrire une histoire. Moi ce qui m’intéressait c’était une forme de vérité. C’était qu’il y ait une effectivité dans la réalité, le fait d’aller vraiment chercher les papiers de ma mère et non pas écrire que quelqu’un irait chercher les papiers de sa mère.Et pourquoi j’ai besoin de filmer ma famille ? Figurez-vous que je n’en sais rien ! J’ai évidemment beaucoup réfléchi là-dessus, on pourrait dire que c’est par amour et aussi pour garder une trace et les faire exister à travers le temps. Inscrire cette grâce, cette complexité, cette personnalité, cette façon d’être quelque part, tout simplement. Je pense que c’est très proche de ce que font les peintres lorsqu’ils saisissent le rayonnement d’une personne.

C. C. : Pourquoi l’élan que vous décrivez n’est-il pas tourné vers des inconnus ?

D. C. : J’ai filmé des inconnus. Dans Une poste à la Courneuve je filme des inconnus, dans Chronique d’une banlieue ordinaire je filme des inconnus mais il est vrai que mon mouvement, disons intime, affectif le plus fort, est tourné vers les êtres avec qui je vis. J’ai filmé mon mari la dernière année de sa vie dans Un Mensch. Dans le dernier film que je suis en train de faire, la moitié des personnes est de ma famille, l’autre moitié ce sont des amis de Marker. Je fais aussi très souvent des photographies au café et j’adore photographier les inconnus, c’est vrai. J’ai ce mouvement là aussi. Quoi qu’il en soit, je pense que pour faire un film, il faut avoir un profond élan. Il faut vouloir filmer une situation, une personne, une question, qui a une importance pour vous. Ce n’est pas juste filmer un inconnu. Ou alors il en devient le sujet. Mais bon, c’est toute la forme d’un projet ! Finalement, ce qui est le plus difficile, c’est de faire un film où on n’a pas un profond désir de le faire. Parce qu’on ne sait pas trop à quoi se rattacher. Faire un film qui ne vous passionne pas complètement, c’est très difficile

C. C. : Pour rester sur le thème de la famille, pourquoi rendre accessible au public ces traces intimes que vous collectez ?

D. C. : Parce que je les vois sous la forme d’un film. Je ne fais pas une quête pour moi. Enfin je la fais pour moi, mais ce qui me plaît c’est de faire exister dans l’espace public, modestement évidemment, la vibration de ces personnes. En fait je trouve que c’est beau. C’est une vraie question ça : pourquoi ? J’ai l’impression que c’est la même impulsion que lorsque l’on est enfant et qu’on fait un dessin. On veut le montrer, on veut le donner. Je crois que je suis comme ça, je n’ai pas de raison explicite. Je ne demande pas si je dois le faire, je le fais. C’est un acte artistique donc c’est dans l’espace public. Je pense que dans l’espace privé ça n’existe même pas pour moi. C’est-à-dire que lorsque j’écris des bribes sur mon journal ça ne prend pas une forme, alors pourquoi faire une forme si c’est pour la garder pour soi ? Une forme elle va s’adresser à d’autres. Charles Juliet a écrit des livres à partir de sa vie et dans une interview il dit qu’il fait cela pour rencontrer des semblables. Je crois que c’est pour rencontrer les autres que je fais des films. Mais le but premier, avant la rencontre, c’est de faire une forme. Il y a une satisfaction pour moi à ce que dans le chaos de la vie, il y ai des moments où je parviens à extraire une forme qui ne soit pas chaotique mais qui comporte du chaos. C’est un peu comme faire une musique, vous voyez ?

C. C. : Est-ce que votre réflexion sur la forme du film prend en compte dès le départ l’interaction qu’elle va avoir avec le public ?

D. C. : C’est difficile à dire. C’est souvent une vision, par exemple le film Un Mensch je voyais le film sous cette forme. Des noirs, un plan, des noirs, un plan… Je suis comme un public moi en fait quand j’y pense, mais je ne me dis pas « qu’est-ce qui va plaire au public ? », parce que ça j’en ai aucune idée. En revanche, je projette mon film dans mon esprit directement dans l’espace public, donc dans une forme. Pour la lisibilité, la compréhension du film c’est vrai qu’à ce moment-là je vais me demander « Est-ce que je comprends ? Qu’est-ce que je comprends ? » et comment je peux articuler les différentes choses pour qu’elles sortent du chaos, de l’indistinction où tout est mélangé, où rien n’est séparé. En quelque sorte, je regarde ce que je suis en train de faire comme si j’étais à l’extérieur du film et que j’étais en train de le regarder pour la première fois pour mieux le déplier. On est obligé, lorsque l’on opère ce double mouvement-là, à la fois interne et externe, de séparer les éléments pour les rendre lisibles et qu’ils puissent jouer entre eux. Par exemple, là dans le film « Le cinquième plan de la Jetée », je me suis bien rendue compte qu’il y a des moments où j’ai l’impression qu’on comprend ce que raconte le film et puis la personne avec qui je travaille au montage, ou à l’image ou à la musique va me proposer de faire quelque chose de plus fluide à ce moment-là, ou le contraire. Alors, je me mets à essayer de voir le film sous cet angle et ça me donne comme une autre perspective sur ma propre interrogation. C’est pour cela que c’est utile d’avoir des collaborateurs qui peuvent vous aider à voir le mouvement du film, à voir la matière cinématographique autrement.

C. C. : Comment choisir ce que l’on montre et ce que l’on garde caché ou secret lorsque l’on fait un film comme Grandir ?

D. C. : Je ne me suis pas dit : « il y a des choses que je vais garder cachées » dans Grandir, je me demandais plutôt quoi raconter et comment le raconter. C’est en fonction de ce qu’on veut raconter qu’on va choisir ce que l’on montre plutôt qu’en fonction de ce que l’on veut garder caché. Par exemple quand j’ai fait Un Mensch il y a eu toute une partie de choses que j’ai tournées, comme les infirmiers qui venaient s’occuper de mon mari, des disputes au téléphone qu’il avait avec ses enfants mais ce n’était pas le cœur de l’histoire que je voulais raconter parce que la chose principale c’était cette histoire d’amour. Je pense que ce qui est peut-être le plus difficile c’est de savoir ce qui est le cœur battant du film et c’est ce qui fait les raisons du choix. Après, bien sûr, la question se pose si ce qui a été filmé peut choquer ou déranger quelqu’un. Dans le film que je viens de finir par exemple, quelqu’un raconte quelque chose sur la vie de Chris Marker dont je sais qu’il n’aurait pas aimé que ce soit raconté, et je ne l’ai pas monté. D’autre part, j’ai pensé que ce n’était pas le but du film. C’était finalement révéler un secret sans raison de le révéler. Je pense que révéler un secret qui compte pour votre quête, c’est très important mais révéler un secret pour le plaisir de le révéler, non. Il n’y a pas de raison !

C. C. : Justement, comment est-ce que vous réfléchissez les limites de l’intrusion de la caméra par rapport aux sujets que vous filmez pour garder leur intimité ?

D. C. : Franchement, j’étais très contente de filmer ! Je ne pensais pas à me demander si c’était trop ou non, je me demandais plutôt : « est-ce que c’est net ? ». Mais c’est sûr qu’il y a un côté prédateur, ce n’est pas le bon mot mais filmer ces moments-là, révèle ce qu’on est je pense, et en l’occurrence je désire plus que tout les capter.

C. C. : Comment vos proches accueillaient-ils la caméra lorsque vous faisiez le film sur eux ?

D. C. : Comme ils pouvaient (rires) ! Ils me voyaient faire. Dans Grandir j’ai eu beaucoup de difficultés et il m’est arrivé de ne plus savoir si j’étais toujours en train de faire un film. Pour eux, il ne faut pas oublier que ça a duré très longtemps et je pense qu’ils se disaient : « oh cette pauvre Dominique, laissons la filmer ». En revanche, le film que je viens de finir, je l’ai tourné dans un studio où je leur ai demandé de venir. Donc là, le fait de faire un film était institué. Ils venaient faire ce film avec moi. Ça n’avait rien à voir avec la manière dont j’ai tourné Grandir où j’avais cette caméra, ou appareil photo ou téléphone, et je filmais de temps en temps et où en effet j’étais perdue et j’essayais de faire quelque chose de ma quête. Je pense que j’avais beaucoup de mal à définir le film que je voulais faire et à le présenter comme un projet.

C. C. : Qu’est-ce qui vous a permis de garder le cap dans ce projet alors ?

D. C. : Je me demande. J’ai accumulé les images et je discernais quelque chose mais ce qui m’a vraiment aidé c’est une proposition que j’ai reçue d’aller enseigner dans une université aux États-Unis. Je pouvais avoir une pièce pour monter, des étudiants pour m’aider, et un salaire pendant un an, je me suis tout de suite dit que c’était mon occasion d’en faire un film, qui était pour l’instant comme un fantôme dans ma vie. J’en rigole maintenant mais j’étais en train de faire un film qui n’avait aucun financement, ce n’était pas rien. Et c’est là qu’on voit que je suis cinéaste justement, car quelqu’un d’autre aurait pu se dire : « Formidable, je vais pouvoir visiter les États-Unis et avoir de l’argent » et moi je me suis dit au contraire que j’allais rester dans la salle de montage et utiliser l’argent pour faire le film ! J’étais très contente, parce que jusque-là, je n’avais pas du tout la possibilité mentale et matérielle d’en faire quelque chose. Voyez, il m’a fallu un an pour monter le film, ça m’a pris du temps, c’est beaucoup ça, être cinéaste : saisir des occasions. Un film on va l’arracher d’une façon ou d’une autre, que ce soit des films avec peu d’argent comme ce que j’ai fait là, ou d’autres films avec beaucoup d’argent. Je veux dire, à moins que vous fassiez des films pour le système, le système ne veut pas que vous fassiez des films ! Ce n’est pas son but.

C. C. : J’ai encore une question qui m’intéresse particulièrement : votre pudeur. Vous vous effacez beaucoup, notamment lorsque vous filmez l’enterrement de votre père. Vous devenez muette, jusqu’à enlever votre voix off. Comment est-ce qu’on montre un peu de soi tout en gardant son intimité selon vous ?

D. C. : Je ne sais pas, je pense que je ne peux pas faire autrement. C’est vraiment intuitif pour le coup. Ce n’est pas quelque chose que je décide à l’avance, d’ailleurs je ne me vois pas du tout me filmer en train de pleurer par exemple. Je ne saurais pas le faire mais peut-être que d’autres cinéastes auraient un autre mouvement. En fait, ce qui est très intéressant dans ces films autobiographiques, pas seulement les miens, c’est qu’il s’agit toujours de prototypes. Ils sont très différents parce qu’ils sont proches de la personnalité. On m’a beaucoup fait remarquer que je pourrais m’intégrer davantage et j’aurais aimé, mais je n’ai pas réussi à le faire plus. Et je pense que si on pleure quand on est en train de filmer, on s’arrête. Ou alors il faut avoir la capacité de pleurer tout en filmant ! Peut-être que certains l’ont, je ne sais pas. Dans ce film« Grandir », justement je suis en train de téléphoner, ma sœur est en train de pleurer et je filme ce moment. Si je m’étais mise en plus à pleurer je ne sais pas comment j’aurais fait (rires) ! C’était déjà beaucoup de faire les deux à la fois. Il y a une dissociation. Je me rappelle avoir travaillé avec un très grand cadreur, Jacques Pamart, qui me disait « quand on est invité à un repas qu’on doit filmer, on doit choisir si on mange ou si on filme » et si on filme on ne mange pas !

Propos recueillis par Charlotte Cervantes le 28 mars 2024.

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