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Le temps du regard

Entretien avec Henri-François Imbert, réalisateur de films documentaires et enseignant à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis


Cet entretien à été réalisé dans l’objectif de poursuivre un échange qui s’était tenu au Forum Des Images (FDI) le 23 avril 2024, dans le cadre de l’avant-première du nouveau film de Henri-François Imbert, Le temps du voyage. Sous la forme d’une discussion entre l’auteur du film et un étudiant en licence de cinéma, Nolan Caussin, cet entretien aborde les méthodes de fabrication des films du cinéaste (notamment Le temps du voyage et No Pasaràn, album souvenir, tous deux projetés au Forum Des Images) ainsi que sa vision du cinéma documentaire de manière générale.


Nolan Caussin : Si vous le voulez bien, j’aimerais que notre discussion s’oriente comme une continuité de l’échange qu’il y avait eu au Forum des images pour l’avant première de votre nouveau film, Le temps du voyage. Pour commencer je voulais vous demander ce qui a motivé votre choix d’une double projection : Le temps du voyage précédé de votre film No Pasaràn, album souvenir (2003).

Henri-François Imbert : Les deux films traitent de l’internement de populations qui auraient eu besoin d’aide : les Républicains Espagnols réfugiés en France et les Tsiganes durant la seconde guerre mondiale, qui n’avaient rien fait bien sûr pour mériter d’être internés. Quand j’ai fait No Pasaràn, album souvenir il y a une vingtaine d’années, j’ai découvert ce fait historique de l’internement des Tsiganes dans les camps où avaient été internés quelques mois auparavant les Républicains Espagnols. Ce n’est pas vrai de tous les camps mais les deux populations (Républicains Espagnols et Tsiganes), se sont côtoyées à un moment dans certains camps, au Sud de la France principalement. Et donc il y a une parenté entre ces deux films, portant sur ces deux moments de l’histoire.

N. C. : On a vraiment l’impression d’une continuité quand on voit ces deux films, notamment parce que les Tsiganes sont présents les deux fois. Il ne s’agit pas du même film, et pourtant c’est comme si votre quête était la même vingt ans après.

H.-F. I. : Oui, c’est le prolongement du même travail, du même travail en cinéma en tout cas, qui prend l’Histoire pour prétexte d’un travail en cinéma.

N. C. : Concernant No Pasaràn, qu’on a eu la chance de voir au Forum Des Images en 35 mm, et qui a été tourné en pellicule, est-ce que vous pouvez nous parler de ce choix d’un support non-numérique pour la réalisation du film.

H.-F. I. : C’est un film de banc-titres. C’est-à-dire que ce sont des images fixes qui sont filmées par une caméra 35 mm montées sur une sorte de colonne avec un défilement de la pellicule assez lent pour qu’il n’y ait pas trop de tremblements. Ce n’est pas la technologie numérique du scan, c’est une technologie argentique traditionnelle de banc-titres : le document est posé à plat sur une table éclairée et la caméra est suspendue au-dessus. La plupart des plans de ce film sont réalisés comme ça, pour filmer les documents, cartes postales et photographies. Les autres plans sont des plans 16 mm (les plans de la mer très saccadés). Il y a aussi du super 8.

N. C. : Donc vous avez utilisé trois supports différents ?

H.-F. I. : Quatre même : le 35 mm pour les banc-titres, le 16 mm pour tous les plans de mer, le super 8 pour les filés en train, les plans filmés sur une plage avec des petits personnages, et la vidéo pour les plans avec un son synchrone, les séquences avec Casimir Carbo, Jo Vilamosa, et les réfugiés Afghans de Sangatte à la fin du film.

N. C. : Pourtant dans Le temps du voyage, vous revenez à un seul support.

H.-F. I. : Oui, à part les photographies noir et blanc.

N. C. : Du coup était-ce un véritable choix d’utiliser différents supports pour No Pasaràn ? Je trouve en fait que la matérialité du rendu super 8, du 16 mm et du 35 mm fonctionne particulièrement bien avec les cartes postales. J’imagine que ces mêmes images tournées en numérique auraient rendu quelque chose de beaucoup moins agréable et beaucoup moins fort, puisque c’est la matérialité même de l’image qui nous touche.

H.-F. I. : Tout à fait. D’ailleurs on a fait des essais de banc-titres en vidéo (et même en 16 mm), mais ça ne marchait pas aussi bien. Il y avait l’enjeu de donner à regarder ces documents, ces cartes postales, et avec le 35 mm ça marchait.

N. C. : En regardant ces deux films, j’ai pensé à une phrase de Rivette que j’aime beaucoup, il disait « C’est toujours la méthode avec laquelle on tourne un film qui est le vrai sujet ». Est-ce que vous trouvez que c’est une phrase qui pourrait correspondre à votre façon de faire des films ?

H.-F. I. : Ce n’est peut-être pas le véritable sujet, mais en tout cas c’est un sujet de mon travail. Mes films racontent aussi l’histoire du film en train de se faire : comment on le fait, pourquoi on le fait. Et pourquoi on fait le film, se précise avec le comment : c’est en travaillant qu’on trouve ce qu’on veut dire. Donc le processus de fabrication est aussi important que le résultat final. C’est pour ça que ça prend du temps d’ailleurs : le travail sur les différents supports de tournage, la restitution de ces supports de tournage, le travail du montage. En fait, tout ça n’a pas vocation uniquement à raconter une histoire, mais à rendre compte aussi du travail du cinéaste autour de cette histoire. Mais en rendre compte de manière distanciée, avec une sorte de recul, et de manière implicite.

N. C. : Mais ce regard en plus (regard introspectif) fait partie intégrante du résultat final du film.

H.-F. I. : Oui

N. C. : C’est un regard qui est d’ailleurs particulièrement marqué avec l’usage de la voix off. Vous avez dit lors de la rencontre au FDI que vous la réalisiez à la fin, à postériori, or ce qui est intéressant c’est qu’elle vient lier toutes les différentes images que vous avez tournées. Cela donne l’impression qu’on regarde plusieurs temps différents, que le temps du film est en réalité un temps composé de plusieurs autres temps. Ce qui confère un aspect assez poétique au film. Cette voix apparaît comme un regard sur vous-même, sur votre travail : il y a quelque chose de très rétrospectif à l’intérieur du film-même.

H.-F. I. : Je suis tout à fait d’accord et vous le dites très bien.

N. C. : Le terme rétrospectif me fait penser à ce que vous disiez concernant le journal dans lequel vous écrivez vos notes et dont vous vous servez par la suite pour construire la voix-off. En fait, je trouve qu’on découvre vos films un peu comme si on découvrait le journal intime de quelqu’un qui l’avait laissé quelque part. On tombe vraiment dans votre intimité. C’est pour cela que je pense à la phrase de Rivette : c’est votre façon d’écrire dans ce journal qui fait le film.

H.-F. I. : Oui, tout à fait. C’est une sorte de tout : l’écriture, le tournage, le montage et même montrer les films après. C’est une sorte de travail circulaire, qui n’en finit pas en fait, puisque même au moment de montrer un film, au moment de discuter après avoir montré un film (comme on est en train de le faire), on est encore en train de travailler sur le film. On est encore en train de comprendre l’expérience : vers où ça aurait pu aller, vers où c’est allé, pourquoi c’est allé vers là… Donc c’est un travail circulaire dans lequel l’écriture est le moyen le plus simple de garder des traces, de comprendre, d’avancer, de pouvoir se relire. Moi je n’appelle pas ça un journal, ou journal intime, mais plutôt un carnet de travail. C’est une écriture sous forme de carnet de travail.

N. C. : Toujours dans ce sens, je me demandais jusqu’où un documentaire peut-il, doit-il, révéler (ou non) quelque chose sur la personne qui le réalise. En fait, dans ces deux films, l’apparition de votre présence sur l’écran, que ce soit à travers la voix off ou à l’image notamment dans Le temps du voyage dans certains reflets, dans des miroirs, des lunettes, me paraît très importante et apparaît comme un véritable sujet, une caractéristique du film. Est-ce que cette envie de marquer vos films de votre présence (votre empreinte personnelle) fait partie de votre envie de cinéma ?

H.-F. I. : En tout cas c’est ma manière de faire du cinéma. Chacun développe ses outils, sa manière de faire, et après on s’exprime à travers cette manière de faire qu’on a développée. Comme on la développe films après films, il y a des sortes de renvois, de jeux de citations, de mises en abyme, de retours en arrière, de récurrence, qui permettent de travailler sur ces éléments-là, de sorte à les faire vivre, à les prolonger. C’est assez ludique d’ailleurs. Par exemple dans Le temps du voyage, la séquence où j’apparais dans un miroir chez Thierry, après avoir regardé les cassettes VHS de ses enfants, est pratiquement la même séquence que dans Sur la plage de Belfast où j’apparais dans un miroir au moment où l’on vient de regarder des cassettes VHS. Ce sont presque des sortes de petits clins d’œil d’un film à l’autre.
Le clin d’œil se fait au montage, mais pour ce faire il faut déjà que la séquence ait été tournée. Donc ça veut dire que je fais le clin d’œil aussi au tournage, alors que ce n’est pas prémédité. Il y a des éléments comme ça qui reviennent d’un film à l’autre : André Robillard, dans André Robillard en chemin, qui montre une photo de son père et qui dit « ça c’est la photo de mon père » et dans Doulaye, une saison des pluies, Doulaye montre une photo de son père et dit aussi « ça c’est la photo de mon père », et moi je lui montre le petit film sur mon père, etc. Il y a toute cette histoire autour de l’image du père qui revient de manière croisée avec ces deux personnages. Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne sais pas. Mais moi ça m’amuse. En tout cas ça m’intéresse parce que ce sont quand même des motifs émouvants. Faire vivre ces motifs, les reconnaître, voir comment ils se répondent d’un film à l’autre, c’est très intéressant.

N. C. : Ce qui est très émouvant, c’est aussi qu’il s’agit à chaque fois d’un objet qui semble insignifiant (une photo, une cassette), mais qui va révéler quelque chose de très intime. C’est d’ailleurs souvent le point de départ de vos films il me semble : un petit détail, un objet, qui déclenche et motive votre enquête qui deviendra le documentaire. Dans Le Temps du voyage, c’est le mail pour la visite du musée, dans No Pasaràn, ce sont les cartes postales de votre arrière-grand-père, dans Sur la plage de Belfast, c’est la pellicule trouvée que vous faites développer.

H.-F. I. : Oui, ça part d’un moment au cours duquel apparaît un objet du désir. Fragile, cet objet. Et la possibilité de se dire « tiens, ça m’intéresse, cet objet-là ». Je me dis qu’il a une sorte de potentiel poétique, et que si je me consacrais un peu à le suivre je me sentirais habité par quelque chose qui me ferait du bien. Je me sentirais en voyage, dans une aventure, à la fois esthétique, qui me permettrait d’écrire quelque chose, et politique, me rapprochant de quelque chose qui m’intéresse et qui constitue souvent une zone d’ombre : l’internement, l’hôpital psychiatrique, la guerre civile en Irlande du Nord ou en Espagne, la dictature au Mali et le néo-colonialisme. À chaque fois, il y a la possibilité de se rapprocher de quelque chose qui m’intéresse en terme politique, à travers un objet qui m’intéresse en terme poétique ; et qui me propose de m’en approcher de manière libre, à mon rythme, seul, sans faire partie d’un groupe, sans avoir de compte à rendre, si ce n’est à moi-même et aux spectateurs à qui je montrerai le résultat (le film). Cet objet offre une ouverture, un terrain de travail.

N. C. : Ce qui est intéressant pour l’histoire du film, c’est que ce qui semble vous procurer du désir, c’est aussi tout le mystère qu’il y a autour de cet objet, qui n’est au début du film qu’une sorte d’hypothèse, presque inatteignable.

H.-F. I. : Oui, c’est la quête. Avant même d’aboutir, c’est la quête qui propose un terrain d’expériences humaines et esthétiques, au sens du voyage, de la création de son propre chemin, des rencontres, et de l’inscription des images et des sons. Finalement dans No Pasaràn, ce n’est pas tant le fait de trouver les cartes postales, que de les chercher qui importe. C’est comme si le fait que la quête aboutisse n’était pas une victoire. Je ne suis pas vraiment un collectionneur qui rêve d’aboutir la collection ; au fond, je suis plutôt quelqu’un qui a envie d’un prétexte pour faire un chemin.

N. C. : Vous n’êtes peut-être pas un collectionneur mais vous réalisez tout de même un grand travail d’archivage. Tous ces désirs, ces prétextes, vous les gardez quelque part, et vingt ans après vous pouvez replonger dedans, comme c’est le cas avec les Tsiganes.

H.-F. I. : Les choses sont vraiment liées. Et quand elle ne sont pas liées au niveau du sujet, c’est lié par quelque chose de souterrain, qu’on pourrait décrire comme un questionnement sur la place de l’autre, sur l’exclu dans la société — un questionnement sur le devenir de chacun au regard de la grande Histoire. Ça reste très éparpillé, mais tout se rassemble par le travail en cinéma.

N. C. : C’est-à-dire ?

H.-F. I. : C’est-à-dire que ce travail avec les photographies noir et blanc que je fais de films en films, ou le personnage de Jo Vilamosa qui revient dans deux films à vingt ans d’écart, ou ces petites figures stylistiques (le jeu avec le miroir dont je parlais tout à l’heure), c’est ça qui tout à coup rassemble les films, et qui perdure.

N. C. : Pour revenir sur la notion de désir, ce qui est intéressant dans la manière que vous avez de les mettre scène dans vos films, c’est que vos désirs deviennent les nôtres. C’est-à-dire qu’il s’opère comme une sorte de transfert de désirs durant le temps de la projection, qui fait qu’on se met, nous aussi, à chercher. On adopte votre quête, on partage vos désirs pour vos personnages, pour votre sujet, etc.

H.-F. I. : Oui, c’est un peu ce que j’essaye de faire. Au tournage, j’emmène un petit bout d’une histoire et je le partage avec les gens qui vont s’en emparer, qui vont la faire vivre, et qui vont faire avancer l’enquête. Donc il y a déjà ce partage au moment du tournage. Ensuite, on retrouve encore ce partage au moment de la projection avec les spectateurs, qui deviennent pratiquement des personnages du film eux aussi, au sens où ils s’emparent de la quête. Jusqu’à parfois me dire lors de débats « moi je n’aurais pas fait comme ça ». C’est très souvent qu’on me dit ça. Il y a vraiment une appropriation du film, avec des spectateurs qui deviennent presque critiques du travail que j’ai fait. Ils s’approprient tellement le film qu’ils auraient souhaité le voir évoluer d’une autre manière. Et c’est très bien. Cela veut dire qu’il y a quelque chose de l’ordre du désir qui s’exprime au moment même de la projection.

N. C. : Est-ce que cette appropriation du film, à la fois par les personnages et les spectateurs, résulte d’une volonté de votre part

H.-F. I. : Non, ce n’est pas une volonté au sens où ce n’est pas quelque chose que j’ai décidé, c’est quelque chose que j’observe. En fait, tout ce travail est un travail assez intuitif et autonome : les films trouvent leur propre dynamique. Les choses se passent, et moi je suis comme une sorte de sage-femme ou de sage-homme qui permet au film d’avancer, de sortir la tête, mais je ne décide pas vraiment. Je n’ai jamais de grandes réflexions esthétiques pour dire que les choses doivent être comme ça, qu’on va procurer telle expérience aux personnages, aux spectateurs…
Je ne le décide pas, simplement, depuis que je fais ces films et que je les montre, je vois qu’il se passe des choses. Ces choses sont certainement liées au dispositif que je mets en place, mais je ne le mets pas en place pour qu’il se passe ces choses. Je mets en place le dispositif que je peux mettre en place, que je sais mettre en place : chacun fait avec son caractère, sa manière d’être, ses outils, et cela vaut aussi pour moi. C’est ce dispositif qui crée ces choses. Par exemple, lors de la première du film au Saint-André des Arts, Thierry Patrac (personnage central du Temps du voyage) était présent, il a eu un très bel échange avec le public et il a notamment très bien parlé du film. Il n’a pas parlé que des Tsiganes, il a également parlé du travail de faire ce film ensemble. Il disait que le film l’avait encouragé dans ses projets à lui, pour l’ouverture d’un centre de ressources sur la culture tsigane par exemple. Il expliquait que le travail du film avait participé à ce qu’il s’investisse plus dans son travail à lui. C’est comme si le travail des uns ouvrait une porte pour le travail des autres.

N. C. : Comme si le film n’était pas une conclusion, mais plutôt un nouvel outil qu’on s’approprie et qui peut nous ouvrir de nouvelles portes.

H.-F. I. : Oui, il y a quelque chose comme ça qui nous met au travail, dans les rencontres et les échanges, dans les dispositifs de tournage, dans le temps passé au montage. Le fait que tout cela ne se boucle pas en un an ou deux crée un étalement sur plusieurs années, qui petit à petit, permet à chacun de trouver un espace pour se mettre à travailler. C’est ce que j’ai constaté depuis mon premier film avec André Robillard : le fait que je sois là, avec lui, que je le filme, l’encourageait à travailler. Je ne dis pas que c’est parce que j’étais là qu’il travaillait, mais disons que le fait d’avoir un témoin, bienveillant, qui ne soit ni un acheteur, ni un marchand, ni un journaliste, ni un médecin, juste quelqu’un qui s’intéresse, qui pose le regard avec sa caméra, ouvre un espace de travail pour la personne qui est filmée. La personne prend alors en charge le tournage, comme si elle se disait « puisque je suis filmée, qu’est-ce que je vais donner à voir ? Qu’est-ce que j’ai envie de donner à voir ? Puisqu’il est là avec sa caméra et qu’il prend le temps, qu’est-ce qu’on va pouvoir construire ensemble ? ». C’est à ce moment-là que les personnages deviennent vraiment des personnages : au moment où ils proposent leur propre mise en scène du récit de leur vie. Par exemple dans Le Temps du voyage, lorsque Thierry me raconte l’histoire de son fils musicien (avec les archives VHS), puis plus tard, lorsqu’il m’amène chez ce fils pour qu’il me raconte lui aussi cette histoire. Là, c’est vraiment lui qui se dit « qu’est-ce qu’on va pouvoir raconter avec ce film ? ». Et avec l’histoire de son fils devenu musicien très jeune, il a trouvé une manière vivante de partager des valeurs qui sont les leurs : l’inscription très forte des liens familiaux, la transmission d’un métier au sein de la famille, l’accueil des jeunes. Donc tout ce que j’aurais pu découvrir si j’avais fait une étude sociologique par exemple sur les modalités de transmission et d’éducation au sein de ces communautés, là, j’ai pu le filmer, vivant, grâce à Thierry.

N. C. : D’une certaine façon, il écrit le film avec vous, sur le moment.

H.-F. I. : C’est ça. En fait, il est en train d’inventer le scénario du film. C’est ça qui me plaît depuis le début, depuis mon premier documentaire. Il y a une sorte d’invention de la manière de faire le film à l’intérieur du film lui-même, avec les personnages qui inventent l’usage qu’ils vont avoir de moi. Ce n’est pas seulement moi qui ai l’usage des personnages, c’est aussi les personnages qui ont l’usage du cinéaste.

N. C. : Jusqu’où laissez vous cette part d’appropriation du film aux personnages ? Puisqu’il y a des heureux hasards, mais il doit aussi y avoir des hasards qui vous éloignent du film.

H.-F. I. : Cela se fait au montage. C’est un travail qui est long. On monte dès le début, dès les premières images tournées. Et il y a toujours, au montage, le souci de ne pas perdre de vue le désir des personnages, d’arriver à s’en rapprocher, donc de ne pas trahir le personnage. Pour moi, c’est un des enjeux fondamentaux du documentaire : les gens qu’on a filmés, qui ne sont pas des acteurs professionnels, qui nous ont fait confiance, qui ont accepté de s’embarquer dans notre histoire de film et de nous embarquer dans leur histoire de vie, il faut qu’à la fin ils soient contents du film. Il ne faut pas que cette expérience soit amère pour les personnages. C’est moi qui fait le montage, avec la monteuse Céline, mais avec une espèce de sur-moi en plus, que sont les personnages, leurs désirs, leurs satisfactions, etc. Il ne faut pas aller dans une direction qui n’est pas la leur.

N. C. : Et ça c’est quelque chose que vous arrivez à sentir au moment où vous les filmez ? Puisque que pour la plupart, ce sont des gens que vous ne connaissez pas.

H.-F. I. : Après il y a des choses implicites, et d’autres qui restent mystérieuses. Il faut constamment se dire que l’on fait avec une matière humaine, donc fragile, et qu’il ne faudrait surtout pas que cette fragilité se transforme en déception, en amertume, en souffrance pour les personnages. Pour cela il faut que dans chaque séquence les personnages soient filmés à la fois avec une sorte de naturel (des plans longs ; j’utilise beaucoup de plans-séquences, les plans sont très peu hachés, très peu coupés. Quelqu’un qui parle, il ne faut pas le couper à chaque phrase, sinon ce n’est plus sa pensée qu’on filme mais notre propre rafistolage), et en même temps il ne faut pas qu’ils soient maladroits, qu’ils puissent passer pour malhabiles et qu’ils soient gênés en se voyant. Il faut avoir filmé suffisamment, et il faut surtout qu’au moment du filmage la personne se soit sentie vraiment bien, pour qu’elle puisse dire avec sérénité ce qu’elle a à dire. Pour moi, une belle séquence, c’est quand un personnage dit des choses et qu’on voit dans son regard qu’il est content de ce qu’il est en train de dire, et que c’est l’écoute qui a ouvert un espace pour dire ces choses.

N. C. : Finalement ce que vous venez leur apporter c’est avant tout une oreille. Est-ce que vous cherchez quand même une forme de dialogue ?

H.-F. I. : Moi je ne parle pas beaucoup. L’important c’est vraiment d’être là. Assez vite, les gens comprennent que je vais être un témoin, discret, qui ne pose pas trop de question, et que ça va être à eux d’aller là où ils veulent. Être là, filmer, être attentif, et ne pas exiger qu’il se passe telle ou telle chose, ne pas être impatient. Il faut savoir se contenter de peu. Comme souvent, c’est quand on se contente de peu, qu’on finit par récolter quelque chose de bien. Alors que si on a une attente un peu trop ambitieuse, les gens le ressentent, ils la vivent comme une pression et ils ont un sain réflexe de vouloir se défaire de cette pression, de vouloir y échapper.

N. C. : Donc votre démarche n’est pas de vouloir vous faire accepter par ces communautés, par les Tsiganes par exemple.

H.-F. I. : Non.

N. C. : Pourtant par la suite vous créez de réels liens avec ces gens-là.

H.-F. I. : Oui, mais je suis quand même toujours dans une réserve, qui fait justement que les gens se disent (peut-être) que je ne vais pas les envahir ; parce que je ne suis pas dans une franche démonstration d’amitié. Je suis plus dans la réserve, peut-être par caractère, plus que par volonté. On pourrait presque appeler ça une timidité, quelque chose qui fait que je ne force pas, que je ne suis pas envahissant.

N. C. : Du coup le film devient un point d’amitié, auquel tout le monde se rattache.

H.-F. I. : C’est ça, un point d’amitié. Même une fois le film fini.

N. C. : Est-ce que c’est ce qui sous-tend la raison pour laquelle vous faites du cinéma : faire des films pour rencontrer des gens ?

H.-F. I. : Oui, disons que c’est dans ces moments-là que je me sens vraiment vivre quelque chose de fort. Je suis très porté par ces moments-là, très heureux, mis au travail de manière positive. Ça me fait beaucoup de bien : chaque tournage, le fait que ça avance, la construction de la relation de travail avec les personnages autour du film en train de se faire, c’est vraiment quelque chose qui me nourrit de manière essentielle. Le tournage est vraiment un moment de découverte, où les choses sont possibles. En tout cas on se met en situation de vivre des choses.

N. C. : Dans ces moments-là, vous êtes seul ou quelqu’un vous accompagne parfois ?

H.-F. I. : Non, je suis tout seul.

N. C. : Comment alors intervient, dans le processus de fabrication du film, l’arrivée de personnes tierces qui s’ajoutent par la suite : pour le montage, la musique…

H.-F. I. : Pour la musique, Silvain Vanot intervient à la fin du film. On travaille ensemble avec Silvain depuis Sur la plage de Belfast (1994) et depuis 23 ans avec Céline Tauss pour le montage. C’est aussi quelque chose qui est important pour moi : le chemin parcouru avec quelques amis. Pas beaucoup, puisque c’est une toute petite équipe. Je trouve intéressant de poursuivre un travail déjà engagé. Je n’ai pas du tout envie de dire « ça je l’ai déjà fait, ça ne m’intéresse plus, j’en ai fait le tour », puisque je n’en ai pas fait le tour. Je n’ai pas fait le tour du fait de partir avec ma caméra, de filmer en banc-titres mes cartes postales, ou de faire des photos et de les rajouter dans mes films, d’écrire une voix off et de la dire ; tout ça je suis en plein dedans encore, comme de faire le montage avec Céline, la musique avec Silvain… je crois qu’un enjeu de tout ce travail c’est justement de construire une relation de travail. C’est un peu paradoxal, parce qu’à la fois je suis très solitaire, et en même temps, l’enjeu de mon travail c’est de construire des relations et du collectif.

Je remercie Henri-François Imbert pour sa sympathie et le temps qu’il m’a accordé pour échanger (autour d’une tasse de thé – du rooibos -) à propos de son travail et de sa vision du cinéma documentaire.

Retranscription réalisée par Nolan Caussin
Édition réalisée par Nolan Caussin et Henri-François Imbert
L’entretien s’est tenu le 6 Mai 2024
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