L’Esprit de la ruche

L’imaginaire, ce refuge

Se réfugier dans l’imaginaire pour fuir la rugueuse réalité du monde : telle est la quête obstinée d’Ana (6 ans) et Isabel (9 ans), les deux protagonistes du premier long métrage de Victor Erice.

Tourné cinq ans avant la chute du régime franquiste, L’Esprit de la ruche se déroule dans les années 1940, dans un village de Castille, peu après la fin de la guerre civile. Les deux sœurs découvrent, médusées, le Frankenstein de James Whale (1931) grâce à un cinéma itinérant. Isabel, l’aînée, comprend qu’il s’agit d’une fiction mais Ana, la cadette, est persuadée que la créature existe bel et bien et que son esprit rode dans les alentours. Ensemble, elles partent traquer l’esprit du monstre dans des lieux avoisinant la maison familiale.

En oscillant entre réalisme quasi-documentaire et séquences stylisées aux accents impressionnistes, Erice subvertit les attentes du film de maison hantée tout autant qu’il installe une tension entre réel et imaginaire. Voilà qui « [permet] au spectateur de se constituer son interprétation, d’entrevoir d’autres monstres, d’autres causes à défendre par l’arme toute puissante de l’imagination.1 » Persuadée que l’esprit pourrait l’aider à comprendre le monde des adultes – qui l’intrigue et l’effraie –, Ana s’enferme dans un univers peuplé de fantômes que seuls les enfants peuvent percevoir. Confrontée brutalement aux résidus de la guerre, tout ce qu’elle apprend de ce monde parallèle lui vient du cinéma, des effets que produisent sur elle les images.

L’Esprit de la ruche est aussi le film qui révéla la jeune Ana Torrent. Celle-ci confirmera trois ans plus tard son statut de figure de l’enfance en plein franquisme dans Cria cuervos de Carlos Saura (1976). L’actrice y interprète un rôle similaire : celui d’une petite fille qui, pour conjurer la perte de sa mère, se réfugie dans son imaginaire…

Louis-Jean Decazes