Cría Cuervos

les corbeaux de l’enfance

Dans l’Espagne des années 1970, Ana doit continuer de grandir, alors que sa mère adorée puis son père viennent de la laisser orpheline. Mais elle n’aime plus ce monde, qui a tant changé. Sa tante qui l’accueille avec ses deux sœurs est détestable, non pas seulement parce qu’elle partage avec son père les codes rigides de la bourgeoisie, mais parce qu’elle ne peut être sa mère. Aussi faut-il se débrouiller seule, subvertir le réel, et la faire revenir.

Ana est à ce moment de l’enfance où tente de se résoudre le mystère vertigineux de la mort, réflexion précipitée par ces douloureuses disparitions. Celle-ci, omniprésente, lui enlève un à un les êtres les plus chers, sa mère mais aussi Roni, son cochon d’Inde ; et se manifeste via différents vecteurs : un revolver, une boîte de bicarbonate et un verre de lait aux pouvoirs occultes, présent dans la chambre de chacun des défunts. « Comment meurt-on ? » demande Maïté, sa sœur cadette. Ana sait. Elle a le pouvoir de mort sur les vivants et celui de ressusciter les morts. Du moins le croit-elle. Il faut faire de la mort un jeu, existentiel, pour mieux la conjurer

Résoudre le mystère de la mort c’est aussi comprendre que le passé est révolu, que ce qui est perdu ne reviendra pas. Ana entretient une relation privilégiée avec sa grand-mère, impotente et silencieuse, prisonnière de souvenirs encore plus mélancoliques que les siens, et surtout moins productifs dans le présent. Les temps se mêlent dans Cría Cuervos : le présent, patiné du passé puisque évoqué depuis le futur d’Ana, et le passé lui même ; ainsi que les niveaux de réalité : le réel, le souvenir, le rêve. Le régime des militaires, qui n’attend plus que la mort prochaine de Franco pour s’évanouir, est aussi une métaphore.

Définitivement non, ce monde n’est pas celui qui devrait être. Il ne pourra plus résister très longtemps à l’Espagne nouvelle, moderne et vivante, déjà visible par-dessus les murs étouffants de la grande villa, aux photographies poussiéreuses et à la piscine vide et délabrée.

Grégoire Quenault